« Avec le décès du sultan Mohamed Sultan Abdiqadir, le Somaliland a perdu un monarque traditionnel de premier plan qui a joué un rôle remarquable dans les processus de consolidation de la paix et de réconciliation. Je présente mes condoléances à sa famille et à ses amis, ainsi qu’au peuple du Somaliland ». L’hommage rendu par Stuart Brown, représentant officiel de sa « Gracieuse Majesté », Elizabeth II, dans la République du Somaliland n’est pas passé inaperçu dans la corne de l’Afrique. Le 12 février, le Grand Sultan des Isaaq, Mohamed Sultan Abdiqadir, est décédé sans que l’on sache réellement son âge. Descendant du Sultan Gouled Abdi, il était à la tête d’un des plus grands royaumes de l’Afrique de l’Est qui a avait résisté aux britanniques et qui avait participé au processus d’indépendance d’une Somalie aujourd’hui fracturée. Le Royaume-Uni a décrété une journée de deuil national et des milliers de somalis se sont déplacés pour assister aux funérailles d’un monarque qui a profondément marqué son temps.
Ils sont des milliers à s’être déplacés à Hargeisa, capitale de la république autoproclamée du Somaliland. Le 12 février, les sujets du Grand Sultan Mohamed Sultan Abdiqadir sont venus rendre une dernière fois hommage à l’héritier du Sultanat d’Isaaq, petit-neveu d’une grande figure de l’anti-colonialisme et dont les racines dynastiques plongent dans le tumulte du XVIIIème siècle. Si cette monarchie est quasi inconnue des européens, le sultan Gouled Abdi figure en bonne place dans les livres d’Histoire d'Afrique de l'Est. C’est lui qui, grâce à ses « compétences de leader, sa vaillance et sa noblesse », a unifié les différentes tribus somalis sous son joug et fondé en 1700 le Sultanat d’Isaaq comme on peut encore le lire dans les manuels du pays. Le destin de la maison royale Gouled qui commerçait avec la Turquie ottomane va se mélanger avec celui de la future Somalie qui aiguise les appétits des français, des italiens et des britanniques lancés dans une course effrénée à la colonisation sur les côtes de la mer rouge, déjà connues pour sa piraterie. En 1825, c’est justement la prise d’un navire anglais (le « Mary Ann ») et le massacre de tout son équipage qui déclenchent des représailles de Londres. Le sultan Farah, qui a succédé à son père en 1808, n’hésite pas à lancer le djihad sur ces « blancs » qui ont osé attaquer sa monarchie et signe un accord d’alliance avec l’émirat voisin de Sharjah qui va s’avérer infructueux pour le monarque. Face à la puissance de la canonnade britannique qui ravage le port de Berbera, le sultan Farah n’aura pas le choix que d’accepter un humiliant traité commercial avec le Royaume-Uni et un dédommagement pécuniaire aux familles des victimes. Non sans conséquences.
L’arrivée des anglais dans le sultanat va provoquer la révolte des tribus qui refusent désormais de payer les taxes au sultan. Hassan Farah II, qui est monté sur le trône en 1845 au décès de son père, est rapidement confronté à une guerre civile et qui va affaiblir la monarchie qui se scinde en deux avec la création d’un royaume indépendant par le clan somali des Habr Yunis dont l’existence s’achèvera en 1907. Son successeur, Derian Hassan, couronné au moment où chute en France le Second empire, va développer la ville d’Hargeisa et interdire « la cupidité, le braconnage et la coupe d'arbres » dans tout son royaume. C’est sous son règne que le mouvement derviche va prendre son essor. Au Soudan, « Mad Mullah » (le Mollah fou) Mohamed Abdullah Hassan a lancé sa guerre sainte contre les britanniques et son aura va rapidement atteindre tout ce que l’Afrique compte de sultanats musulmans. Contacté, Derian Hassan s’empresse de répondre à l’appel du poète soufi qui réclame que les européens soient rejetés à la mer. Mais c’est sous le règne de son fils, Abdillahi Deria II (1939-1967), que va réellement émerger le nationalisme somali qui va conduire à l’unification du pays.
Abdillahi Deria a grandi dans la haine des européens. Il devient membre de la Somali National League (SNL) et s’impose naturellement comme un de ses leaders, encourageant les révoltes contre les britanniques. Et lorsque Londres décide en 1948 de donner une des réserves les plus riches de son royaume, l’Haud, à l’Ethiopie, le sultan voit rouge et n’hésite pas à aller plaider sa cause à Buckingham Palace ravi de rencontrer ce monarque exotique dont elle fait très peu de cas. Les négociations sont un échec et un « grand choc » qui renforce la détermination du souverain à se débarrasser de ces intrus qui pillent son pays. Abdillahi Deria a également un autre projet, celui de régner sur une monarchie unie, qui va se heurter à une opposition républicaine née au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui a réussi à mettre en place une assemblée représentative législative dirigée par Aden Abdulle Osman Daar (1908-2007) et à barrer l’entrée de britanniques au sein de ce conseil. Cette rivalité entre les deux hommes menace l’indépendance à venir et Aden Abdulle Osman Daar décide de faire profil bas devant le souverain. « Vos souhaits coïncident avec les désirs de chaque Somalien où qu'il se trouve et constituent le but ultime de toute la nation somalienne. Au nom du peuple, de la législature et du gouvernement de la Somalie, nous vous exprimons notre gratitude et nos remerciements. Nous prions Dieu tout-puissant de nous aider dans nos idéaux justes et communs » écrit le président du SNL au sultan qui va finalement renoncer à l’idée d’une couronne sous son seul joug. L’Histoire est en marche. En juin 1960, la Somalie devient indépendante, se débarrasse du pouvoir britannique, amputée toutefois de sa partie française, Djibouti. La maison royale Gouled est réduite à une simple monarchie traditionnelle au sein d’une république qui ne va pas tardé à sombrer dans l’anarchie avant que le coup d’état du major-général Mohammed Siad Barre n’y mette fin en 1969. Cette année-là, Mohamed Sultan Abdiqadir accède au pouvoir. Petit-neveu d’Abdillahi Deria, il va marquer l’histoire de son pays en reprenant le flambeau de l’indépendance et en tentant de freiner le génocide dont son peuple sera la victime des éthiopiens dans les années 1980 et qui fera 50 000 morts.
On ne connaît pas réellement son âge. Mais le verbe du Grand Sultan fait foi dans la corne de l’Afrique en proie aux sécessions, guerres civiles, au djihadisme des Shebabs et à la piraterie revenu un sport national. Lorsque le Somaliland décide de reprendre son indépendance au lendemain de la chute de Siad Barre en 1991, Mohamed Sultan Abdiqadir tente de s’imposer. Mais comme son prédécesseur, les rivalités politiques l’empêchent de réaliser le projet de sa maison. D’ailleurs la république du Somaliland n’est reconnue par aucun pays mais l’Europe consciente de son potentiel commercial a tout de même établi des liens diplomatiques avec cette nouvelle démocratie africaine qui détonne aujourd’hui. De son vivant, Mohamed Sultan Abdiqadir s’était engagé dans un processus de paix et d’unité et n’hésitait pas à critiquer ouvertement le gouvernement. En janvier 2020, il avait convoqué le ban et l’arrière ban de la presse pour que cesse le harcèlement contre l’opposition et mis en garde le président Muse Bihi. «Les précédents présidents du Somaliland n’ont pas arrêté les candidats de l’opposition, je dis donc que les partis d’opposition ont le droit de critiquer en toute liberté » avait déclaré le monarque. Assez pour que ce dernier recule et renonce à poursuivre les leaders politiques qui s’opposaient à lui. « C’était un pilier essentiel de la paix et un défenseur du statut d’État du Somaliland » a tweeté le président Muse Bihi qui est venu également rendre hommage à son adversaire tout comme des membres du Gouvernement de Transition Nationale de Somalie qui ont cité cette « figure clé qui manquera aux chefs traditionnels somaliens ». La presse a annoncé que son fils Daoud Deria lui succéderait sur le trône des Isaaq.
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