Renversée en 1957, la monarchie husseinite a été longtemps ostracisée par la République tunisienne. Depuis deux décennies, elle fait l’objet d’une réhabilitation, d’un retour en grâce inattendu. Pourtant, si pour certains l’idée beylicale reste la solution aux maux que traverse cet ancien protectorat français, elle peine encore à séduire une population encore secouée par les effets du « Printemps arabe ». Que sont devenus les descendants des Beys ?
Lafayette est un quartier mythique de Tunis. Il a vu le jour au cours du XIXe siècle. Il conserve encore ce petit air de Paris qui a fait sa spécificité sous le Beylicat. C’est ici que Sidi Lamine Bey a rendu son dernier souffle, dans un petit appartement de deux-pièces, le 30 septembre 1962, à 81 ans. C’est à peine si la radio d’État a annoncé le décès de son dernier monarque dont les funérailles cachent mal l’embarras d’une République qui souhaite déjà éradiquer le souvenir de ses Beys. Un seul photographe viendra immortaliser la sortie de son cercueil, sous le regard nerveux des policiers envoyés à la hâte, dans la crainte de manifestations royalistes. Le roi de Tunisie est conduit vers son dernier lieu de repos, inhumé rapidement, avant même que sa famille n'ait pu lui rendre un dernier adieu. Un enterrement expédié aussi vite que la monarchie a été abrogée en juillet 1957 par le Premier ministre Habib Bourguiba.
Une dynastie qui modernise la Tunisie
C’est en 1705 que le visage de la Tunisie change drastiquement. Profitant des désordres en cours, Hussein (1675-1740), commandant de cavalerie, va rallier la milice turque présente sur le territoire et se faire proclamer Bey. Une dynastie est née. Au fur et à mesure des décennies qui vont se succéder, les différents monarques vont façonner la Tunisie afin d’en faire une puissance capable de rivaliser avec les autres états barbaresques et s’imposer en mer méditerranée grâce à ses nombreux corsaires. Sous le règne d’Ahmed Ier Bey (de 1837 à 1855), la Tunisie devient un véritable état moderne comparable à ceux qui existent en Europe. Le Beylicat se dote d’une marine redoutable, d’une École Polytechnique, d’un nouveau palais royal, d’un hôtel des monnaies et consent même à l’érection d’un monument rappelant que c’est ici que Saint-Louis a rendu son dernier soupir au cours de la huitième croisade (1270). Edit de tolérance, il est invité à Paris par la monarchie de Juillet qui déploie des fastes inédits pour ce souverain étranger (1846) qui décide la même année d’abolir l’esclavage. Un monarque qui va même révolutionner les habitudes de sa dynastie en restant monogame, faisant fi des odalisques qui lui sont offertes et qu’ils donnent en cadeau à la couche de ses courtisans.
La Tunisie, protectorat français
La politique ruineuse des Beys va avoir raison de leurs pouvoirs malmenés par des révoltes populaires, des complots familiaux, des ingérences étrangères dans leurs affaires internes. C’est finalement la France qui va se payer la part du lion alors qu’elle commence à dominer toute l’Afrique du Nord. Sous prétexte de mettre fin aux activités de pillards, la IIIe République intervient militairement, met le Beylicat sous protectorat en 1881. La convention de Marsa, deux ans plus tard, place les Beys dans un semblant d’indépendance, feignant de croire qu’ils conservent de l’autorité alors que le réel pouvoir se trouve entre les mains d’un Résident-général. Les Husseinites vont finir par être confronté à la montée du nationalisme au cours du XXe siècle. Incarné par le Destour qu’il soutient, Naceur Bey (1855-1922) entend reprendre la situation entre ses mains. Elle va lui échapper. La France le contraint à se retirer du trône en 1922 et le fait remplacer par un prince plus malléable. Figure husseinite incontestable, Moncef Bey (1881-1948) va s’opposer au régime de Vichy, ses lois antisémites et au Résident-général avec lequel il a une relation très conflictuelle. Après un an de règne, il est promptement destitué en 1943 et envoyé en exil.
Lamine Ier, confronté aux défis de son règne
Lamine Ier, fils de Naceur, accède au pouvoir dans une atmosphère qui signe déjà le début de la fin du protectorat. « Dites bien au résident que les Tunisiens, ses frères d'adoption, ont tellement grandi que leurs vêtements ne leur vont plus et qu'ils vont se déchirer si on ne les change pas » déclare-t-il au Résident-général lors de leur première rencontre. Les mouvements se radicalisent rapidement, le protectorat est au bord de la guerre civile forçant Paris à déployer plus de 70 000 soldats sur le territoire. Le Néo-Destour réclame l’indépendance, le Bey n’entend pas perdre son fez royal (et s’empresse de faire embastiller quelques indépendantistes) et enfin les Pieds-noirs qui refusent de céder la moindre parcelle de leurs privilèges et qui crient à la trahison. Réunis sous les couleurs du Rassemblement français de Tunisie (RFT), sa branche armée, la Main rouge, va devenir aussi célèbre que la future OAS à venir. Français contre français (le gouvernement envoie le comte de Paris, Henri d'Orléans, jouer les médiateurs), Tunisiens contre Tunisiens, Français contre Tunisiens, les négociations tournent à la faveur de Lamine Ier. En juillet 1954, le Président du Conseil accède à la demande d’autonomie du Bey. Un an plus tard, Habib Bourguiba, leader de l’opposition revient d’exil et se précipite devant le monarque : « Le peuple tunisien est très attaché à la formule beylicale qui, depuis deux siècles et demi, incarne sa personnalité politique. Il n'oublie pas qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale ses princes ont largement aidé à la lutte de la nation pour sa liberté. Un bey régnant est mort en exil pour avoir manifesté une sympathie agissante à l'égard de l'idéal nationaliste à un moment où le mouvement populaire était pratiquement décapité. Le peuple tunisien n'oublie pas que le bey régnant a beaucoup souffert de la politique suivie par la France depuis le 15 décembre 1951 jusqu'au 30 juillet 1954. Toutes ces péripéties, ces souffrances subies en commun ont créé une solidarité profonde entre la nation tunisienne et la famille régnante. », assure-t-il. Il oubliera vite sa promesse, une fois nommé Premier ministre à la proclamation de l’indépendance (1956) et va multiplier les vexations contre le souverain qui se retrouve alors progressivement démuni de ses regalia. Pourtant, il avait été aidé par la famille royale durant son exil. La suite est connue. Le 15 juillet, la garde beylicale est remplacée. Le lendemain, le prince Salah Eddine Bey, fils cadet de Lamine Ier, est arrêté sans ménagement, reconnu coupable dans une affaire de droit commun, accusé par un dossier fabriqué pour l’occasion. La monarchie n’a plus que dix jours à vivre.
Fin de la monarchie beylicale releguée aux oubliettes de l'Histoire
La famille royale mise en résidence surveillée ou contrainte à l’exil, la nouvelle république se targue de reléguer le beylicat et ses souverains dans les oubliettes de son histoire, quitte à la revisiter en sa faveur et de faire de Bourguiba, le seul père de l’indépendance tunisienne. Depuis 2012, Sofiane Ben M’rad, Président de l’Association Histoire & Réconciliation, entend réhabiliter le rôle trop souvent négligé des Husseinites. Il rappelle que « sous le protectorat, (le beylicat) avait son propre drapeau qui flottait sur ses édifices, une armée, sa monnaie, ses timbres, une administration, et des ministres effectifs avec des Caïdats et donc une certaine souveraineté que bien des pays lui envieraient encore aujourd’hui. Les Beys étaient les invités officiels de la France sur le sol français en tant que souverains, et non pas en tant que chef de département français ». Face à l’anarchie politique qui règne en Tunisie, le retour du conservatisme religieux et la montée du salafisme local, la jeune génération redécouvre depuis peu son histoire monarchique, se l’approprie et entend se débarrasser du formatage dans lequel elle a baigné depuis des décennies. « C’est un fait aussi que les Beys étaient réputés être de mauvais gestionnaires pour avoir contribué à l’endettement du pays. Mais il faut reconnaitre, comme le rapportent nos historiens, que le jour où Hussein Bey, le fondateur de la dynastie husseinite est monté au trône en 1705 (…), la sécurité est apparue, les routes deviennent plus sûres, le pays prospère, des palais, villas et jardins fleurissent un peu partout. La modernisation du pays s’accélère avec ce souverain bâtisseur. La dynastie devient nationale, moins liée à l’empire ottoman (…) » comme le rappelait au Courrier de l’Atlas, le professeur de sciences politiques, Hamed M’Rad (2016).
Une institution réhabilitée avec le Printemps arabe
La réhabilitation du système beylical passe même par les plus hautes instances de l’état. Il aura fallu l’intervention directe du ministre de la Justice en février 2017 pour que les membres de la famille royale puissent enfin être autorisés à retirer leur extrait de naissance auprès des municipalités locales et non plus directement au ministère de la justice comme c’était obligatoire. Une révolution en soi quand on sait le peu de succès électoral qu’a obtenu le Mouvement Royaliste Tunisien (MRT), éphémère parti crée en 200, depuis mis en sommeil, par l’avocat franco-tunisien Kamel ben Tahar Chaabouni , qui prônait « une monarchie moderne à l'instar des pays scandinaves ». Même le président de la République Béji caïd Essebi a dû concéder lors d’une exposition consacrée aux grands hommes de l’histoire tunisienne, que « la liberté d'expression existait bel et bien » sous le Beylicat, ainsi que nous le révèle l'Association Beylicale pour une Tunisie Démocratique, dirigé par un membre de la famille royale. Le sujet beylical enflamme la Tunisie qui débat régulièrement de l’importance de son institution royale et des rapports entre la famille royale et l'ère de l’Indépendance. En avril 2016, Sofiane Ben M’rad affirmeira sur les ondes de la télévision nationale que les bijoux du trésor royal avaient été volés par la femme de Bourguiba elle-même, alors que le vieux Bey agonisait sur son lit dans le plus grand dénuement. En osant s’attaquer à un proche direct de l’homme élevé au rang d’icône nationale de son vivant, le Président de l’Association Histoire & Réconciliation déclenche une vaste polémique, accusant le leader du Néo-Destour d’avoir organisé l’assassinat du souverain avant d’ajouter : « ce fût un coup d'État orchestré par Bourguiba et quelques destouriens. Il n'a jamais été question le 25 juillet 1957 de la proclamation d'une quelconque république. D'ailleurs, ceci n'était même pas inscrit à l'ordre du jour de cette assemblée. De plus aucun Tunisien ni aucun parti n'est jamais descendu dans la rue pour réclamer la destitution du Bey et la proclamation de la République. Les Tunisiens se sont retrouvés devant un fait accompli » explique t-il. Également présent lors de l’interview, le prince Mohamed Ali Bey avait surenchéri, en affirmant, « qu’il n'y (avait) jamais eu de révolte contre l'État husseinite (mais bel et bien un ) coup d'État de la part de Bourguiba, un coup d'État contre la royauté ». Une révolution !
Que sont devenus les descendants de la Maison royale de Tunisie ?
Mais justement, que deviennent les membres de la famille royale de Tunisie après la chute de la monarchie ? Prince héritier, Hussein III Bey (1893-1969) recueille une succession qui compte peu de partisans. Les Tunisiens ont pris acte du changement de régime. Il est passé par la case prison avant d’être libéré peu de temps après. Les prétendants au trône se sont faits discrets, vivent en exil. On ne parle plus d’eux que dans les livres d’histoire. On finit par ne plus les connaître. La République néo-destourienne n’est pas plus reconnaissante envers les princes qui ont soutenu son combat. Le prince M’Hamed Bey (1914-1999) a été arrêté, assigné à résidence, avec un simple matelas pour seul lit. Sans voix, sans partis, les Husseinites se fondent dans la masse, font souche ailleurs. Dans les années 1990, le président Ben Ali tentera de « tutoyer cette histoire » en réhabilitant certains membres de la maison royale qui ont joué un rôle non-négligeable dans le combat pour l’indépendance. Justice, diront certains. En 1992, alors prétendant au trône, le prince Slimane Bey (1909-1992) avait déclaré au magazine Point de vue, qu’il avait toujours pensé que l’exil serait « momentané ». Un vain rêve. Avec le Printemps arabe, le nom des Beys circule. En avril 2015, le Palais de l’Elysée rencontre le prince Faysal Bey, arrière-petit-fils de Lamine Ier, auteur à succès, afin de s’entretenir de la situation dans son pays. La Maison royale ne prétend à rien ! Dont acte. D’ailleurs, les chefs de famille qui se sont succédé depuis la mort du dernier roi ne prennent plus la peine de porter le titre « d’héritier de la couronne ». Preuve en est, le décès du dernier prétendant en date, Mohammed XI (1929-2023), n’a fait l’objet d’aucune manchette dans les journaux locaux.
Les Beys peuvent-ils jouer de nouveau un rôle dans la Tunisie postrévolutionnaire ? « L’histoire de la Tunisie a été trop longtemps falsifiée (…) par nos politiciens qui continuent aujourd’hui à la déformer. N’oublions pas qu’un pays souverain doit posséder la souveraineté de son Histoire. », explique Sofiane M’Rad. Depuis qu’un parfum de jasmin a envahi les rues de la capitale tunisienne, la jeune génération se partage le portrait de Moncef Bey dont le règne est désormais glorifié et réhabilité. Ses biographies s’arrachent, les pièces de théâtre qui lui sont consacrées font salle comble. Un Bey de retour à Tunis, symbole d’unité nationale, alors que la Tunisie s’enfonce dans les crises politiques depuis le déclenchement du Printemps arabe. Et pourquoi pas ? En août 2023, à la surprise générale, le Président Kaïs Saïed appelle Ahmed Hachani à diriger le gouvernement. Arrière-petit-fils d’Ali III Bey (1817-1902), il s’est déclaré en faveur de la monarchie beylicale. Cinq ans auparavant, il avait écrit : « La monarchie beylicale est notre seul salut. Là, on aura une démocratie et une alternance démocratique véritable. ». Tout espoir est donc permis.