« Je rends ma couronne au peuple et non à l’état Shan que je ne reconnais pas». C’est un de ces royaumes improbables dont personne n’a jamais entendu parler. Lorsque meurt en avril 2017, Olive Yang, très peu de quotidiens évoquent sa disparition. Décédée à 90 ans, ils sont quelques rares privilégiés à savoir que cette vénérable nonne a été un puissant seigneur de la guerre, un leader de la contre-révolution et une des dernières princesses royales du Kokang, la sœur du dernier souverain de cette monarchie reculée d’Asie. Si le nom semble être sorti tout droit d’un album de Spirou, cet état situé dans le Yunnan birman a pourtant été la dernière monarchie chinoise du XXème siècle. Retour sur le destin exceptionnel des Saophas (rois) de Kokang dont les descendants attendent patiemment de revenir sur un trône oublié de tous.
En 1959, le Yunnan birman est la proie d’un conflit larvé entre communistes chinois et ce qui reste de l’armée nationaliste du Kuomintang (KMT) du général Tchang Kaï-chek, désormais réfugié sur l’île de Taiwan dont il a proclamé l’indépendance. Le Soapha Sao Edward Yang Kyein, souverain de Kokang depuis une décennie, est pris en étau. Son armée peine à combattre les deux fronts qui entendent mettre fin, l’un comme l’autre, à cet état féodal, ultime monarchie dont les racines se mélangent avec celle de la dynastie Ming. Lorsque les mandchous s’emparent de la couronne impériale en 1644, les partisans de l’empereur Chongzhen dirigés par le général Yang Gao Sho fuient vers la Birmanie et fondent une nouvelle nation qui va progressivement s’affranchir de la tutelle impériale. L’Histoire est en marche.
En 1840, tout juste intrônisé, le prince Yang Guo Hwa profite de la faiblesse de l’empire Mandchou pour se proclamer Heng de Kokang. Son règne de 34 ans sera marqué par un violent affrontement avec les chinois convertis à la religion musulmane, les Panthays, venus chercher l’asile dans cette partie du Yunnan. Lorsqu’il meurt, il laisse derrière lui un fils de 4 ans. Une régence est immédiatement installée avec à sa tête, le neveu de Guo Hwa, Yang Gao Zhen qui est très populaire. L’état de Kokang va vite prospérer sous les yeux d’une Chine impériale qui périclite inéluctablement et qui sera victime d’une révolution. La guerre civile qui éclate dans toue la nouvelle république a des répercussions sur le Kokang. Devenu aveugle, Yang Gao Zhen décide d’abdiquer en 1916 en faveur du roi légitime Yang Chun Yon qui a patiemment attendu son tour. Lorsque le colonel Sao Yang Wen Pin, son fils, monte à son tour sur le trône de ce royaume en 1927, ce dernier souhaite se défaire de la tutelle anglaise qui a imposé son protectorat en 1897. L’invasion par les japonais, les escarmouches avec le KMT qui rêve de se débarrasser de ce roitelet contraint Sao Yang Wen Pin à revoir ses plans. Ses relations avec l’armée de l’empereur Hiro Hito seront exécrables. Il refuse d’être un souverain fantoche à l’instar de Pu Yi en Mandchourie ou du prince Demchugdongrub en Mongolie intérieure. Il décide de mettre en place une armée d’auto-défense composée de jeunes et de vieillards qui ont accepté volontairement de répondre à son appel. Il résistera juqu’en 1943 avant de succomber au rouleau compresseur japonais et après avoir été trahi par le KMT qui exigeait qu’il reconnaisse leur supériorité hiérarchique. Arrêté en 1943, le colonel Sao Yang Wen Pin ne devra la vie sauve que grâce à l’intervention des britanniques qui ont compris tout l’intérêt stratégique du Kokang qui va devenir le point de départ de reconquête de la Birmanie.
Exilé loin de son trône suite à des accords entre le KMT et les britanniques qui reprochent aux chinois cet « acte discourtois envers un prince des états anglo-birmans », le colonel Sao Yang Wen Pin décide de collaborer avec le gouvernement en exil de Birmanie. Lorsqu’il revient au Kokang en 1946, il retrouve son état dévasté par les combats qui s’y sont déroulés. Faute d’armée, le colonel Sao Yang Wen Pin est contraint d’accepter la présence du Kuomintang, allié de circonstance des anglais qui espèrent que les nationalistes sauront résister à la vague communiste qui submerge la Chine. Il remonte sur le trône mais sans réels pouvoirs. Les anglais lui accordent alors le titre de Saopha et accepte qu’il prenne sa plein indépendance en 1947. Loin de tout philanthropisme, le but avéré des britanniques est de diviser le mouvement indépendantiste birman tout en fermant les yeux sur les exactions du KMT. Un jeu d’échec qui ne sera pas en faveur de cette monarchie naissante. Un an plus tard, les anglais quittent la Birmanie et la République birmane s’empresse d’annexer le Kokang sans pour autant toucher à ses regalia. A son couronnement, son fils Sao Edward Yang Kyein est loin d’être serein. Député au parlement birman, un siège qui lui est réservé d’office, le nouveau Saopha est un démocrate convaincu. Eduqué dans les meilleures écoles coloniales du pays, il est membre de la délégation qui part à l’Organisation des Nations Unies (1950). Ce voyage le transforme totalement. Mais lorsqu’il revient, il apprend que ce qui reste de l’armée du KMT qui n’a pu rejoindre Tchang Kaï-chek à Taïwan occupe de nouveau sa monarchie et fait du Kokang son terrain de jeu face aux communistes de Pékin. Encore faut-il compter avec le gouvernement birman qui a décidé de supprimer les royaumes qui constellent la république pour les rassembler en un vaste « état Shan ». Acculé, Sao Edward Yang Kyein décide de renoncer à son trône le 17 mai 1959 et rend sa couronne « au peuple et non au gouvernement de l’état Shan » précise l’acte d’abdication. Il se retire dans la ville de Lashio et part jouer au golf, un « sport éthique et noble ».
Mais tous n’acceptent pas cette perte de leurs droits au sein de la famille royale. Le frère du roi, le prince Jimmy Yang Kyein Sein (1920-1985), et son cousin, le prince Yang Yi (1937-1979), profitant du mécontentement populaire qui n’a jamais accepté ce transfert de pouvoir, monte une armée contre-révolutionnaire, la Kokang Kakweye (« Forces de défense du peuple » ou KRF) en 1963. L’anarchie règne en Birmanie et depuis un an, la présidence est aux mains du Général Ne Win qui a mis en place une dictature militaire. La résistance du prince de Kokang agace le régime militaire qui décide de faire arrêter le roi en exil. La guerre civile va durer deux ans avant que les princes finissent par s’exiler en Thaïlande puis en France. C’est d’ailleurs dans ce pays que Yang Yi sera assassiné par des agents birmans. Yang Kyein ne rentrera en Birmanie que l’année suivante au prix d’une amnistie mais sous la surveillance étroite du régime militaire. Remplis de désillusion sur la lutte armée, il avait brièvement fondé le Parti démocratique parlementaire en 1968 et finira sa vie dans la peau d’un simple restaurateur comme Pu Yi dans celle d’un modeste jardinier.
Relâché en 1964 aussi soudainement qu’il avait été emprisonné, le roi Sao Edward Yang Kyein meurt 7 ans plus tard, toujours considéré par ses sujets comme le monarque légitime. La famille royale est éclatée, exilée aux quatre coins du monde. Pourtant son histoire ne s’arrête pas ici. La sœur du souverain, Olive Yang, entend continuer la lutte. Des dissensions éclatent au sein du KRF et sa faction fait rapidement sécession. Surnommée « Miss hairy Leg » (Mademoiselle jambes poilues), elle va diriger les « Olive’sboys », une armée d’un millier d’hommes et devenir une des seigneurs du Triangle d’or, spécialisée dans le commerce de l’opium. Elle impose même son pouvoir de fait sur le Kokang (1960-1962), restaure la monarchie avec son cousin Jimmy avant que Ne Win ne les fasse arrêter tous deux après deux ans de règnes conjoints. Elle ne sera relâchée qu’en 1968. Bisexuelle notoire ayant eu une aventure retentissante avec la célèbre actrice Wah Wah Win Shwe , elle décide finalement de faire profil bas et devient nonne. Le gouvernement de Rangoon ne la sortira de sa réserve qu’en 1988 afin qu’elle serve de médiatrice dans l’insurrection qui a éclaté au Kokang et qui perdure encore de nos jours. Que devient aujourd'hui la maison royale de Kokang ? La princesse Yang Li (née en 1946), soeur d'Olive Yang, va rejoindre en 1988 le mouvement pro-démocratie dirigé par la prix nobel de la paix, Aung San Suu Kyi et actuelle ministre des Affaires étrangères de Birmanie avant de se retirer dans sa résidence, entourée de ses multiples souvenirs. Quant à l’héritier au trône, le prince Oscar Yang, il a tout simplement disparu des radars de la circulation. Nul ne sait ce qu’il est advenu du fils de Sao Edward Yang Kyein et dont la rébellion ne se réclame pas. L’ancienne monarchie a sombré dans les luttes internes au nom du commerce de l’opium et les Kokangais ont fini par oublier les Saophas de la dynastie Yang au destin brisé par les affres du XXème siècle.
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