Le Cachemire du prince Karan Singh : un voyage dans l'Histoire
Le Cachemire du prince Karan Singh : un voyage dans l'Histoire
Le prince Karan Singh, philosophe et homme politique, est le dernier témoin des grandes heures d’une histoire : celle du Cachemire dont il est l’héritier au trône. Un pays revendiqué par l’Inde et le Pakistan. Ecrit au passé et au présent, il nous retrace son parcours personnel et politique.
Une conversation avec le prince Karan Singh, 92 ans, c'est un peu comme se promener à travers un musée d'histoire. Un voyage à travers le temps qui vous fait découvrir des événements passés sous de multiples facettes afin de mieux nous faire comprendre le présent qui s’offre à vous. Les traits burinés par le le poids des années, Karan Singh est le dernier témoin du défunt Raj britannique. On a peine à y croire mais il est né quelques jours après que Lord Irwin, gouverneur-général des Indes entre 1926 et 1931, ait inauguré la ville de New Delhi comme nouvelle capitale d’un pays déjà déchiré ethniquement et religieusement. Rattaché au cours du XIXe siècle à la couronne de Sa Gracieuse Majesté, l'Inde est constellée de principaustés et de royaumes qui rivalisent de richesse, de souverains qui paradent sur des éléphants parés d'or, de diamants, de rubis, le tout constratant avec la forte pauvreté qui règne sous les fenêtres sculptées de palais centenaires. Dans son berceau, une généalogie éloquente, celle de la prestigieuse dynastie hindoue Droga dont le destin va se mêler à celui du Jammu et Cachemire puis de l’Inde naissante.
L'Inde a mis fin au statut semi-autonome du Cachemire
Karan Singh n’a jamais oublié ce qu’il a été et demeure encore aux yeux des habitants du Cachermire. En décembre 2023, la Cour suprême indienne a confirmé la décision du Premier ministre Narendra Modi de mettre fin au statut semi-autonome de cet ancien état princier en proie à une guerre larvée avec le Pakistan depuis la proclamation de l’indépendance de l’Inde en 1947. Près de lui, au sommet d'une pile de papiers soigneusement disposés sur sa bureau, se trouve une copie d’un document, celui mentionnant sa prise de fonction en 1949 comme régent. Karan Singh sourit à l’évocation de cette date. Il n’a que 18 ans lors de son avènement et déjà une lourde charge sur ses épaules.
Une décolonisation brutale et violente
La fin de la colonisation britannique s’accompagne d’un fleuve de sang et de ruisseaux de larmes. Hindous et musulmans s’affrontent violemment, provoquant des milliers de départs en exil, dans un sens comme un autre, des premiers comme des seconds qui se croisent en chiens de faïence. C’est ce contexte particulièrement agité qui a convaincu le maharaja Hari Singh, le père de Karan, de rester indépendant. Mais dès octobre 1947, le souverain doit faire face à un soulèvement armé provoqué par le parti de la Conférence musulmane, suivi d'une invasion tribale pachtoune soutenue par la République du Pakistan nouvellement créée. S’ensuit une série de négociations avec Lord Louis Mountbatten, chargé par le roi George VI de rédiger les premières lignes d’une histoire post-coloniale avec tous les partis politiques en présence. Face à Harin Singh venu réclamer une aide militaire, Louis Mountbatten y verra une opportunité à saisir. Calculateur, il persuade le monarque de rejoindre l’Inde naissante en échange d’une intervention armée. Acculé, le maharaja signe un accord qui précipite le Jammu et Cachemire dans une guerre avec son voisin. Un conflit qui perdure encore de nos jours.
Un Etat sacrifié au nom de l'unité
A l’évocation de ces événements, Karan Singh a une lueur dans les yeux. « Mon père a signé l'accord d'adhésion le 26 octobre 1947. A cette époque, j'étais en Amérique, coincé dans un hôpital. Je ne suis revenu que deux ans plus tard et j’ai trouvé mon père prostré par une douleur, celle de devoir abandonner sa charge » se souvient le prince. Avec le bénéfice du doute, il garde une certaine rancune contre le Premier ministre (Jawaharlal) Nehru qu’il accuse d’avoir forcé la main de son père et d’avoir semé les graines de la haine qui opposent encore hindous et musulmans dans l’État. Il pointe aussi la responsabilité de Cheikh Abdallah, leader de la Conférence musulmane dans les troubles. Ce dernier nommé Premier ministre du gouvernement du Cachemire, après avoir obtenu le pardon du maharadja et sur proposition du Vice-roi, ne va guère briller une politique d’apaisement. Pis, il manifeste constamment une certaine animosité contre la dynastie en place. « Au cours des négociations à l'ONU, nous avions convenu d’organiser un référendum [sur la question territoriale-ndlr. Cheikh Abdallah, qui était le chef de la Conférence nationale. (…) En raison de sa grande antipathie envers mon père, il a dit à Nehru qu'il ne pourrait pas garantir le vote tant que le Maharaja Hari Singh serait dans l'État et que celui-ci Il devait parti pour six mois un an » raconte Karan Singh. Le maharaja n’est jamais revenu dans son royaume. Brisé moralement, il a rendu l’âme en 1961.
Karan Singh nommé régent d'une monarchie qui se délite
Karan Singh confesse que le retrait de son père l’a plongé de suite dans la fosse aux lions. « J’étais aussi un nationaliste indien. Je voulais vraiment faire partie du courant dominant. Nous avons grandi en lisant les livres de Nehru. Ce sont ces livres qui nous ont inspirés. En tant que jeune homme, j'avais très envie d'essayer d'aider, quoi que je puisse faire. Ce fut un privilège et une situation extraordinaire lorsque j'ai été nommé régent », dit-il. Dans la foulée, il épouse Yasho Rajya Lakshmi avec laquelle il aura trois enfants. Le 1er mai 1951, il a décidé de publier une deuxième proclamation, convoquant une Assemblée chargée d'élaborer une Constitution pour l'État. « Abdullah était tellement anti-Dogra qu’il prônait publiquement l’abolition de la monarchie. Si l’Assemblée constituante s’est réunie, sous son influence, elle a décidé que le chef de l’État serait dorénavant élu. Et c’est moi qu’ils ont choisi pour assurer ce poste de-i-Riyasat (président) » poursuit-il. « Cela m'a mis dans une position délicate. D’un côté, Abdullah avait contraint mon père à l’exil et me voilà obligé d’accepter un poste qu’il avait créé. J’ai néanmoins accepté parce que Nehru voulait que je dirige le Cachemire et comme je voulais faire partie de la nouvelle Inde... » se justifie-t-il.
Au service de l'Inde et du Cachemire
Il se rappelle que ce changement de statut ne s’est pas fait sans mal au sein de sa dynastie dont les membres étaient furieux. Même son père était inquiet. « Il avait peur qu’ils me mettent dehors à un moment donné. Il y avait un risque. Je pensais que le risque valait la peine d'être pris », dit-il. En 1953, Karan Singh décide d’opérer un coup d'État, dissout le gouvernement de Cheikh Abdullah et l’embastille au grand soulagement de la maison royale. Il est finalement resté Sadr-i-Riyasat jusqu'en 1965, date à laquelle le poste a été aboli, avant de continuer à diriger le Cachemire comme premier gouverneur de l'État. Charge qu'il a occupée jusqu'en 1967. « À ce moment-là, je commençais à m'ennuyer. J'ai dit que je ne passerai pas le reste de ma vie ici. J'ai fait pression sur la Première ministre Indira Gandhi, que je connaissais très bien et je suis devenu à 36 ans ministre (il occupera plusieurs strapontins jusqu’en 1980-ndlr) puis député ». « Le seul regret que j'ai est que nous n'ayons pas été en mesure de régler le problème de J&K au niveau international après tant d'années. Mais ce n’était pas entre mes mains » confesse-t-il. .
Un prince à la retraite, monarque de ses souvenirs
En 1967, Karan Singh a déménagé à New Delhi bien qu'il se rende assez souvent au Jammu-et-Cachemire. Il passe habituellement tout le mois de juin et une quinzaine de jours en septembre, chaque année, à Srinagar. Il possède encore son palais à Jammu où il effectue des visites plus courtes. Son fils aîné Vikramaditya et sa belle-fille Chitrangada, fille de Madhavrao Scindia, s'occupent de la propriété au Cachemire tandis que son plus jeune fils Ajatshatru, celle de la propriété de Jammu. Ajatshatru a rejoint le parti nationaliste du Premier ministre Narendra Modi, le BJP, en 2014 et a été député entre 1992 et 2019. Le prince Vikramaditya a quitté le Parti Congrès l'année dernière. « Il a perdu tout intérêt pour la politique » dit Karan Singh à propos de son fils aîné qui lui succédera un jour à la tête de la maison royale. Sa fille Jyotsna est directrice du musée et de la bibliothèque familiale Amar Mahal à Jammu et l'aide dans ses activités de préservation du patrimoine. La nouvelle occupation de Karan Singh, la dernière de sa vie.
Le dernier témoin d'une histoire révolue
Sa maison à Chanakyapuri est un morceau d'histoire en soi, rempli de statues antiques, de peintures et d'objets. divers Il a construit lui-même. « Panditji (Nehru) était venu pour la pendaison de crémaillère… Quand j'ai construit cette maison, cette zone était une jungle. C'est maintenant une localité chic. J’ai toujours été intéressé par la politique nationale, c’est pourquoi je voulais une résidence permanente ici » s’amuse-t-il. Sa carrière politique ne s’est pourtant pas arrêtée ici. Il a été ambassadeur aux États-Unis entre 1980 et 1990. Il demeure encore une voix écoutée et ses prises de paroles largement médiatisées. « Je ne l’ai pas rencontré très souvent. Mais le jour de mon 90e anniversaire, je lui ai écrit. Il nous a invités chez lui et nous avons eu une réception là-bas… Je ne l'ai presque jamais rencontré lorsqu'il était ministre en chef du Gujarat » explique Karan Singh en parlant de Narendra Modi. Ils ne sont pas dans le même camp. « « Je suis toujours au Parti du Congrès. Rahul Gandhi était ici l'autre jour pour tourner une vidéo de son entretien avec moi sur l'hindouisme. Tous les postes que j'ai occupés sont dus au Congrès. Je n’ai pas envie de quitter le Congrès. Nehru était mon mentor, Indira m'a pris dans son cabinet et m'a gardé pendant 10 ans d'affilée. L'ancien Premier ministre Rajiv Gandhi m'a envoyé aux États-Unis en tant qu'ambassadeur. Sonia Gandhi m'a donné trois mandats consécutifs » affirme Karan Singh qui ne partage pas les thèses ultra-nationalistes du leader du BJP. Il n'occupe plus aucune fonction au sein de ce parti à qui il a tout donné.
Il est devenu pragmatique. La décision de la Cour suprême ne le réjouit pas mais il ne cherchera pas à s’y opposer et appelle chacun à l'accepter. Il prétend que la flamme de la politique est toujours lui, conscient toutefois que la bougie qui la porte est désormais prête de s’éteindre. Il reste à jamais pour le Cachemire, la mémoire d’un pays, le dernier témoin d’une histoire révolue qui fut jadis le joyau d’un empire.