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Le cachemire du prince Singh

L’incident a eu lieu devant la résidence de l’héritier du trône (Yuvraj) du Jammu et Cachemire.  Rattachée en octobre 1947 à  l’Inde,   cette province montagneuse, en proie à un conflit frontalier larvé avec le Pakistan voisin depuis des décennies,  a subitement perdu son autonomie sur décision du gouvernement nationaliste de New Delhi. En faction devant la porte d’entrée de la résidence royale du prince Karan Singh, un policier a été évacué d’urgence à l’hôpital après qu’il ait été retrouvé gisant à terre. Si la presse évoque la thèse accidentelle, le gouvernement intérimaire a rapidement déployé  des policiers autour du fils du dernier maharadjah qui s’est exprimé ces jours-ci dans les médias, à propos de la situation explosive qui prévaut actuellement dans cette partie du sous-continent indien.

40 1Dans une de ses rares apparitions dans la presse indienne, le prince Karan Singh dont le nom est autant ancré dans l’histoire tumultueuse de l’Inde que sa politique, a exigé que le nationaliste premier ministre Narendra Modi s’explique sur les raisons qui l’ont poussé à « déclencher un climat de peur » au Cachemire nous rapporte « The Citizen ».  Lundi, le gouvernement du Bharatiya Janata Party (BJP) a décidé de mettre fin et de manière inattendue au statut spécial, garanti pourtant par la constitution de la république. Seul état  majorité musulmane en Inde, le Cachemire est en proie à une guerre avec le Pakistan qui revendique la province depuis la fin de l’empire britannique. C’est d’ailleurs une invasion de tribus pakistanaises qui a poussé le maharadjah Hari Singh (1895- 1961), père de l’actuel héritier au trône, a réclamé une aide militaire à Lord Louis Mounbatten qui ne s’est pas fait prier pour persuader le monarque de l’utilité de rejoindre le Dominion indien. Ici tout respire une époque révolue.

L’histoire de la dynastie Dogra commence au XVIIIème siècle avec le prince Gulab Singh Jamwal (1792–1857) qui va profiter de la défaite des Sikhs face aux britanniques pour s’emparer d’une couronne à terre et ensanglantée par l’assassinat de la précédente famille royale (1846). Entre deux kamasoutras et deux luttes d’influences (Russie et Royaume-Uni qui finit par s’imposer), la monarchie Dogra se veut réformatrice, européenne et moderne.

Son dernier souverain est à l’image des princes exotiques du Raj britannique. Médaillés, couverts de pierres précieuses, vivant dans des palais qui reflètent leur puissance et dans une atmosphère de scandales que l’on étouffe rapidement. Monté à l’âge de 25 ans sur le trône, Hari Singh sera au cœur d’un chantage après qu’une prostituée de Paris ait réclamé plus de 310 000 de nos euros actuels pour prix de son silence (1921). Ses folles dépenses dans la ville lumière ira même jusqu’à inquiéter le Colonial Foreign office qui doit mettre son nez dans les finances du Cachemire afin que le roi puisse continuer à jouir de ses privilèges et de sa fortune colossale. La décolonisation va être fatale au souverain qui refuse d’épouser les thèses du Congrès national indien de Nehru ou de la Ligue musulmane. Comme tous les maharadjahs, il pense pouvoir maintenir sa monarchie en toute indépendance.

La partition de l’Inde aura tôt fait de lui rappeler les réalités d’un monde qui s‘écroule doucement. Le 26 octobre 1947, alors qu’un bataillon aéroporté débarque dans l’état afin de la protéger,  Hara Singh accepte de signer un accord d’intégration à la future Inde en devenir mais sous la condition que sa monarchie soit préservée. Lord Mountbatten, vice-roy, accepte de signer en son nom et celui de l’empire cette alliance que l’Inde indépendante aura tôt fait de révoquer ! Si Karan Singh, 18 ans,  est nommé régent en 1949, New Delhi décide d’abolir la monarchie 4 ans plus tard. Une lutte éclate alors entre le régent et le nouveau premier ministre (et anti-monarchiste) Mohammed Abdullah Sheikh, qui va se solder par la défaite de ce dernier. Lassé, le 8 août 1953, le prince Karan Singh opère un coup d’état et fait arrêter son premier ministre pour conspiration. Puis d’épouser la princesse Yasho Rajya Lakshmi, membre de la famille héréditaire des premiers ministres Rana du Népal.

Gouverneur de l’état du Jammu et Cachemire entre 1953 et 1967, il décide de renoncer à sa charge héréditaire pour occuper divers postes de ministre sans interruptions jusqu’en 1980. Karan Singh  est une pointure de la politique (il a été ambassadeur aux Etats-Unis lors de la chute du bloc communiste)  dont l’ombre plane sur le Congrès national indien dont il a été un des leaders locaux. La fin de l’autonomie de son royaume (modification l’article 370 de la Constitution, qui scinde le Cachemire en deux) dont il est toujours un prince révéré par les cachemiris, a forcé l’héritier, toujours député,  à sortir de sa réserve.

41 1« Plus de 30000 soldats ont été envoyés au Cachemire, où l'armée est déjà très présente » a-t-il déclaré à la presse avant d’ajouter très agacé : « quelle est la raison de ce déploiement ? Je ne vois aucune raison à tout cela  qui le justifie ». «Mes ancêtres ont créé un havre de paix entre toutes les communautés qui peuplaient notre royaume. Pourquoi les gens sont-ils obligés de payer un prix si lourd, pourquoi sont-ils obligés de souffrir de cette manière ? »  déplore le prince royal. « Les partis politiques sont perplexes sur la situation et n'ont aucune idée de ce qui se passe. Le gouverneur de l'État, Satyapal Malik, qui a rencontré des dirigeants politiques régionaux leur aurait assuré qu'il n'y avait rien à craindre. Et pourtant, les ordres du gouvernement continuent à être émis, des étudiants sont renvoyés en masse chez eux et des institutions fermées. Les rumeurs abondent, menant à des spéculations sauvages et générant de fausses informations » s’inquiète Karan Singh et qui rappelle « qu’il a lui-même contribué et  fait promulguer la loi qui garantit un Cachemire uni à l’Inde ».

C’est désormais un nouveau combat qui attend l’octogénaire qui est un opposant aux nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP). Ceux-ci n’ayant jamais caché qu’ils ne supportaient plus la relative indépendance dont jouissait l’état musulman du Jammu et Cachemire, dans lequel il ne pouvait intervenir directement et qui privilégiait l’accès à la propriété des cachemiris contre le reste de l’Inde. En redevenant un simple territoire, le représentant de la dynastie Dogra  perd ce qui lui reste encore de regalia sur le Cachemire d’autant que ce conflit politique divise la famille royale. Dans une sorte de remake de l’histoire biblique de Cain et Abel 2.0, ses deux fils s’opposent. L’ainé et député Vikramaditya Singh est leader du Congrès national indien du Cachemire alors que son frère, Ajatshatru Singh est membre du Bharatiya Janata Party. 

 «Au cours de mes 70 années de vie publique, je n’ai jamais vu une telle situation dans le Jammu et Cachemire. Cela laissera un impact profond sur les fidèles du dieu Shiva, venus de toutes les régions du pays pour assister à une des plus grandes fêtes religieuses de notre état. C'est sans précédent » a déclaré dans sa conférence de presse le prince Karan Singh qui attend désormais de savoir  ce que New Dehli va faire de lui.  A moins qu’il  ne lève de nouveau l’oriflamme de la sécession  et la restauration de la monarchie afin de préserver le statut d’autonomie pour lequel il a tant lutté toute sa vie de… maharadjah du Cachemire ?

Frederic de Natal

 

Paru le 07/08/2019

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