Sa vie avait commencé comme les notes de musique de la marche de Radetzky, militaire, martiale, avant de se terminer tragiquement sous l’air grave et pesant de la marche funèbre de Chopin. Le 28 juin 1914, l’Europe des monarchies est en émoi, les ambassades étrangères ne cachent pas leurs inquiétudes. Un télégramme vient d’annoncer que l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg-Lorraine et son épouse, la comtesse Sophie Chotek de Chotkowa et Wognin, ont été les victimes malheureuses des balles de l’étudiant bosno-serbe Gavrilo Princip. Les bruits de canons raisonnent déjà au loin, la guerre n’a jamais été aussi si proche. Alors que le vieux continent a récemment fêté le centenaire d’un conflit mondial qui a coûté la vie à des millions de personnes, leur arrière–petite fille, Anita de Hohenberg cultive fièrement le souvenir d’un couple et d’un empire défunt, celui de l’histoire des descendants de l’héritier de la double monarchie austro-hongroise.
« Décidément, rien ne m’aura été épargné » aurait dit le vieil empereur François-Joseph devant l’ordonnance qui lui annonce le décès de son neveu. Après l’exécution de son frère Maximilien au Mexique en 1867, le suicide de son fils Rodolphe à Mayerling en 1889 et l’assassinat de son épouse, la fameuse « Sissi », 9 ans plus tard à Genève, voilà que l’Empire perd à nouveau et tragiquement l’une de ses cartes maîtresses, une chance de se réformer et d’être sauvé.
Et si les pions se mettent déjà en place sur le vaste échiquier d’un jeu sanglant d’alliances à venir, qui va précipiter les pays les uns contre les autres, le château du Belvédère se drape de noir. Le silence glacial qui règne dans les couloirs tranche singulièrement avec le soleil qui inonde les jardins du palais. C’est ici que François –Ferdinand et Sophie ont passé les plus belles années d’un amour qui défraya la chronique. Sommé de rompre avec cette dame d’honneur de la princesse Isabelle de Croÿ, épouse de l’archiduc Frédéric de Teschen, l’héritier au trône tint bon et impose l’élue de son cœur. Leur mariage, célébré le 1er juillet 1900, sera largement boycotté par les membres de la maison impériale qui ne supporte pas l’intrusion de cette tchèque au sein de cette noble dynastie qui préside les destinées d’un empire millénaire.
Il faudra attendre 9 ans pour que, touché par sa moralité et en dépit de l’irritation que lui procure le caractère de son héritier, l’empereur accepte de titrer Sophie, duchesse de Hohenberg. Et mette ainsi fin à cet ostracisme qui la frappait à la cour. « Expérience, maturité, maternité : elle était pour moi une amie plus âgée » dira l’impératrice Zita de Bourbon-Parme qui lui témoigna une affection particulière, quitte parfois à en oublier le lourd protocole de la Hofburg.
«Sophie, Sophie, ne meurs pas, reste en vie pour nos enfants»… François-Ferdinand, agonisant, regarde son épouse blessée et lui murmure cette phrase avant de laisser s’échapper un dernier souffle de vie. Sophie ne tardera pas à le rejoindre dans la mort, elle qui avait voué à son « Franz » un amour pour la vie. Un destin foudroyé qui laisse derrière lui une fille et 2 garçons. Désormais orphelins, Sophie (13 ans), Maximilien (12 ans) et Ernest (10 ans) sont confiés à la garde de leur grand-mère, Marie-Thérèse de Bragance, la fille du roi Miguel Ier du Portugal. Fait exceptionnel, ils seront conduits au château de Schönbrunn. Dans les appartements royaux, l’empereur les reçoit et montre une humanité qu’on ne lui connaissait pas habituellement. Il prendra dès lors et durant les deux dernières années qui lui reste à vivre, des nouvelles de ces exclus de la succession impériale. Le comte Thun-Hohenstein assurera leur éducation, faisant office de père de substitution alors que l’empire décline doucement. Tout à leur adolescence, l’aîné Max’ est au cœur de tractations utopistes. Marie-Thérèse de Bragance tente d’obtenir du Kaiser qu’il rétablisse la souveraineté de la Lorraine et l’octroi à l’aîné de François–Ferdinand. Les affres de la politique et de la guerre en décideront autrement. Le sort va s’acharner sur les enfants Hohenberg. A la chute de la monarchie, la République autrichienne les prive de leur particule (1919) mais leur permet de rester dans le pays. Sa voisine tchécoslovaque saisira leur château de Konopišt? ; ils perdront tous leurs procès. L’histoire ne s’arrête pas là. Fraîchement diplômés, Max’ et Ernest entrent en politique et prennent à la tête du puissant mouvement légitimiste autrichien, comme sont appelés les partisans d’un retour de la monarchie dans les années 1930. Ils ont fait allégeance à l’archiduc Otto de Habsbourg–Lorraine qui s’active pour remonter sur son trône. Face au nazisme naissant, la famille impériale est soudée. Mais si toutes les conditions sont réunies pour hisser de nouveau le drapeau impérial, les hésitations du chancelier Kurt von Schuschnigg vont permettre à son alter égo allemand, Adolf Hitler, de lancer le plan…Otto, du nom de l’archiduc. Ordre est donné d’arrêter le fils de Charles et de Zita. En vain, le jeune prince a traversé la frontière laissant à Max’ et Ernest le soin d’organiser la résistance avec leurs partisans. Ici aussi, comme en France, les monarchistes sont les premiers à résister aux nazis avec à leur tête, des officiers de l’armée (le capitaine Karl Burian du Corps-Ottonen sera exécuté en 1944) ou même des prêtres catholiques (le père Roman Karl Scholz fonde le mouvement autrichien de la Liberté). L’Anschluss de mars 1938 achèvera les espoirs des monarchistes qui sont arrêtés par milliers et déportés en camp de concentration. Parmi lesquels, les 3 enfants de l’archiduc François-Ferdinand envoyés à Dachau jusqu’en 1943 Ils en sortiront affaiblis et ne pourront pas regagner leur château d'Artstetten, devenu propriété d’Hermann Goëring, avant 1949.
A la libération de l’Autriche, Maximilien reprend la politique. Les Habsbourg sont de nouveau exilés, les socialistes (qui avaient applaudis l’annexion) s’étaient empressés de remettre en vigueur la loi d’exil. Il appartiendra à cet héritier de faire rayonner leur nom, d’être leur représentant officiel et de se faire élire maire d'Artstetten. Une position qu’il occupera 10 ans avant de décéder en 1962, laissant derrière lui 6 enfants. Ernest est mort en 1954 avec ses cauchemars. A Dachau, lui et son frère avaient été affectés au nettoyage de « la merde de la nouvelle Allemagne » comme l’avait exigé Goëring. Durant chaque jour, dans une quasi absence d’hygiène, les aiglons d’un passé disparu avaient récuré les latrines du camp et accepté toutes les brimades et humiliations des soldats affectés à leur surveillance. Ernest avait tenu bon, fredonnait des chants patriotiques devant des « SS » agacés. Sophie fut la dernière de sa fratrie à rendre l’âme (1990) non sans avoir perdu un de ses enfants, Erwein, emporté à 28 ans dans les geôles soviétiques de Kharko, en 1949.
Anita (von/de) Hohenberg a le sourire facile. Elle est la fille de François de Hohenberg (1927-1977), lui-même fils de Max’ (photo). Elle réside encore au château d'Artstetten, et préserve la mémoire de ses illustres grands-parents à travers un musée qu’elle a ouvert en 1985. Elle est le visage, symbole, de cette famille marquée du sceau de la dame blanche. Pour Anita de Hohenberg, François-Ferdinand et Sophie sont les premières vraies victimes du conflit. Et si, elle a cependant refusé de participer aux commémorations organisées par la république de Bosnie-Herzégovine, elle aura frappé les esprits en serrant la main du descendant de l’assassin qui a privé l’Europe de sa paix, l’heure n’est plus à la colère. Cela a toujours été important pour nous de ne pas avoir de ressentiment. Nous avons été élevés par mon père et ses proches, dans l’idée qu’ils avaient fait la paix avec Gavrilo Princip » avait déjà déclaré en 2014 Anita de Hohenberg à un journaliste de France 24. 4 ans plus tard, elle avait joint l’acte à la parole. Cependant, elle n’en reste pas moins réaliste. Assassinat ou non, «cela devait péter » dit-elle très directement avant d’ajouter : François-Ferdinand ne « voulait pas de cette guerre [contre la Serbie] », « il y était opposé ».
« Je ne ferai jamais la guerre contre la Russie. Je ferai tous les sacrifices pour l’éviter. Une guerre en entre l’Autriche et la Russie finirait soit par la chute des Romanov, soit parce celle des Habsbourg, peut-être par celle des deux » avait d’ailleurs rappelé dans son ouvrage consacré à l’archiduc qui s’était voulu prophète malgré lui en 1913 l’écrivain Jean-Louis Thiériot.
C’est Georg (né le 25 avril 1929), petit-fils de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche qui porte le titre de duc de Hohenberg. Membre du Saint-Ordre militaire sacré-constantinien, il a effectué une carrière de diplomate (au service économique du ministère des Affaires étrangères) et a été nommé ambassadeur de la République d'Autriche auprès de plusieurs pays (France, Argentine, Tunisie et le Vatican).
Le temps a passé même si les blessures restent vives pour cette mère de 4 enfantes, divorcée du comte Romée de La Poëze d'Harambure. L’Europe du Gotha frappe toujours aux portes du château d'Artstetten qui a accueilli les membres de la maison impériale, lors d’une grande réunion de famille. Aux côtés du jeune archiduc Ferdinand, le fils de l’actuel prétendant au trône, il revenait à Anita de Hohenberg d’écrire, lors de l’anniversaire du centenaire de la fin de la première guerre mondiale, les dernières lignes de cette saga familiale fascinante.
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Publié le 26/02/2019