Traditionnellement, dans les milieux catholiques et monarchistes, il est coutume d’être hostile aux loges franc-maçonnes, accusées d’avoir organisé et planifié la révolution française. En effet, l’ouvrage à succès de l’abbé jésuite Augustin de Barruel (1741-1820), « Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme »,affirme que cette période sanglante de notre histoire est l’œuvre unique des francs-maçons, des philosophes athées et des jacobins, qui contribuèrent au renversement de la monarchie. Une thèse qui sera largement reprise sous la IIIème république. Cependant, c’est oublier ou nier certaines réalités historiques qui attestent que les premières loges furent dévouées à la monarchie légitime.
C’est au XVIIème siècle avec la chute de la monarchie Stuart, que les premières loges maçonniques apparaissent en France. Les officiers du régiment « Royal Irlandais » se réunissent alors en secret afin de préparer la restauration de la monarchie légitime en Angleterre. Ainsi sont introduits en France grâce aux écossais, « les rites les plus anciens, inspirés des initiations de bâtisseur et de la tradition templière ». Louis XIV de Bourbon lui-même a donné sa bénédiction à la création de cette loge, La Parfaite Égalité, à Paris. Le Roi- Soleil n’a rien à craindre de cette société dont il surveille néanmoins les activités. C’est en 1738 que la première Grande Loge de France nait sous la direction de Louis de Pardaillan de Gondrin (1707-1743). La nomination de ce prince de sang à la tête des loges comme « Grand maître général et perpétuel des maçons dans le royaume de France » n’est pas anodine. Les frères, qui n’avaient pas les faveurs du Roi Louis XV, espéraient que le Roi (malgré sa crainte des complots) en oublierait de faire enregistrer la bulle papale (« In eminenti apostolatus specula ») de Clément XII. En 1738, le Pape condamnait le goût du secret et du multiconfessionnalisme qui régnait au sein de ces sociétés qu’il suspectait de pratiquer l’ésotérisme.
Une bulle qui sera reprise par tous ses successeurs durant deux siècles, accusant la franc-maçonnerie d’être une « œuvre de destruction du catholicisme ». Mais à regarder de plus près la haine de Clément XII envers les Francs-maçons n’était-elle pas d’abord plus personnelle que politique. En effet, sa Toscane natale cédée par les Médicis au futur mari de l’impératrice Marie-Thérèse était gouvernée par un franc-maçon. Clément XII ne le supportait pas… et en édita une bulle ! Finalement, bien qu’il voie leurs activités d’un mauvais œil, Louis XV ne donnera pas suite à cette bulle que le parlement se gardera bien d’ailleurs d’enregistrer. Parmi les francs-maçons figurent plusieurs membres de la noblesse et de l’Eglise y compris issus de la maison de France. En 1743, c’est le prince et comte de Clermont, Louis de Bourbon-Condé, petit-fils du Roi soleil qui hérite de la charge de Grand-maître de la loge. « La Franc-maçonnerie véhicule alors des règles et des principes parallèles aux règles et principes de la Monarchie absolue tout en étant influencée par les Lumières des philosophes. » Une contradiction ignorée par le Corps de garde du château de Versailles, qui en 1775, se constitue en une loge soutenant le trône et l’autel. « La militaire des 3 frères unis » servira fidèlement la monarchie. A la veille de la révolution française, toutes les loges maçonniques de France font de la monarchie leur clef de voute et chaque frère prête serment au Roi. Les frères sont clairement légitimistes, et entendent protéger la royauté y compris malgré le monarque lui-même. Ainsi le Garde des sceaux, Charles Amable de Barentin, n’hésite pas à correspondre avec Louis XVI pour dénoncer ce qu’il qualifie de « de menées anti monarchiques de Necker ». Le comte Augustin de La Galissonnière, fils du glorieux marin, dénonce quant à lui les complots d’un de ses frères (ici le duc Louis-Philippe d’Orléans) directement au comte Charles d’Artois, frère du Roi. Mandaté pour obtenir la tête sur un billot de son cousin, le frère de Louis XVI ressortira de son entretien sans les résultats escomptés. Lorsque de La Galissonnière lui demande la réponse du souverain, devant le regard atterré du prince, il s’exclamera : « Monseigneur, le roi vient d’être détrôné ».
Louis-Philippe d’Orléans a hérité naturellement de la charge de Grand-maître au décès du prince de Condé en 1771. Il n’a jamais fait mystère de son adhésion aux idées du siècle des lumières, des philosophes tels que Montesquieu (qui quitte la loge dont il était membre de crainte de se voir embastiller) ou de Voltaire. Lors de son adoubement, les principaux noms de la noblesse sont présents. Le duc de Chartres changera le nom de la loge en Grand-orient de France. Au sein de la famille royale, beaucoup pensent que le Roi et ses deux frères, les comtes de Provence et d’Artois sont membres de « l’Acacia », ainsi que l’on nomme l’adhésion aux loges. Rien ne permet de l’affirmer en dépit des écrits de l’avocat Louis Amiable (1837-1897) dans son livre sur la « Loge des 9 sœurs » ou dans la « Revue bleue » parue en 1895 qui étaye cette thèse dans un article complet intitulé « Ces Bourbons francs-maçons ». Louis XVI autant que la Reine Marie-Antoinette détestaient leur cousin. Il en faudra peu pour que les adversaires du prince d’Orléans de voient en lui le chef d’un complot maçonnique lorsqu’il rejoint les partisans de la révolution française et vote la mort du Roi en 1793 et oublient pourtant que lors du banquet du 1er octobre 1789, la plupart des officiers du Roi qui foulèrent la cocarde tricolore du pied étaient membres de la Loge maçonnique de la régularité.
Peu après la décapitation de Louis XVI, le citoyen Philippe-Égalité renie rapidement la franc-maçonnerie (février 1793) par une déclaration publique. La Loge du Grand-orient de France accueille la nouvelle avec désarroi et horreur. Le 13 mai suivant, elle accepte la démission du prince et ses membres prennent le chemin de l’émigration (comme le duc du Luxembourg) quand d’autres décident de suivre finalement la voie de l’égalité prônée par les plus modérés de la révolution. Loynes de Boisbaudran, franc-maçon notoire, rejoint les insurgés vendéens, prend la tête d’un régiment et donnera en martyr son fils à Quiberon lors du débarquement de 1795. Car si les maçons sont des hommes de progrès, ce sont aussi des hommes d’ordre qui ne cautionnent pas dans leur majorité l’anarchie de la révolution française à laquelle ils s’opposent. La terreur de Robespierre décapite les dernières loges de Paris, suspectées de menées contre-révolutionnaires. Sous le Directoire, on trouve le royaliste Pichegru, membre de la loge du Club de Vichy, ou des partisans du Roi, fréquenter celle des impartiaux monarchistes. On complote alors pour la restauration de la monarchie avant qu’un certain général Bonaparte finisse par y mettre fin violemment. Lors de la période du Consulat et de l’Empire, les francs-maçons retrouvent un certain essor ; Toujours méfiant, Napoléon Ier décide de les mettre sous étroite surveillance, plaçant ses hommes au sein des différentes loges (Jean-Jacques Régis de Cambacérès, Jean-Baptiste Bernadotte, Comte Emmanuel de Grouchy, Maréchal Ney…) quand ce ne sont pas des membres de sa propre famille (les princes Jérôme, Louis et Joseph Bonaparte). L’appartenance de Napoléon Bonaparte à une loge a elle-même fait l’objet de fortes spéculations sans jamais avoir été prouvée. François Collaveri dans son ouvrage, « Napoléon, Franc-maçon ? » écrit à ce propos : « Il est vrai que l’Empereur n’y a jamais fait allusion, même dans sa Correspondance, et a toujours semblé éloigné des questions maçonniques, comme il pouvait l’être avec les questions religieuses ». Et que dire de cette phrase de l'empereur à propos des francs-maçons : « C'est un tas d'imbéciles qui s'assemblent pour faire bonne chère et exécuter quelques folies ridicules. Néanmoins, ils font de temps à autre quelques bonnes actions ». Une présence maçonnique au sein de la famille impériale qui continuera sous le Second Empire (prince Jérôme Napoléon dit Plon-Plon, le prince Joachim Murat).
En 1815, une partie des Loges se veut revancharde et participe à la Terreur blanche. Si la Loge des Francs Régénérés est un exemple de cet ultra-catholicisme d’Ancien régime qui entend faire payer aux révolutionnaires ralliés à Napoléon leurs exactions, celle des Chevaliers de la Foi avait organisé l’entrée de Louis d’Angoulême (futur Louis XIX) à Bordeaux. Les loges franc-maçonnes se veulent légitimistes. Le blason de Loge des Francs Régénérés n’est-elle pas une moitié de Lys et une moitié de la croix de Malte avec cette devise, « Pro Deo, Rege Patria » ne cachant pas sa volonté de restaurer la monarchie absolue dans l’intégralité de son pouvoir. Son grand-maître, Maître Agier, substitut du procureur est d’ailleurs proche du comte d’Artois. L’influence des loges légitimistes dans la monarchie française n’est donc pas négligeable. Certains verront dans l’éloge funèbre de Louis XVIII par le Grand-orient de France la preuve de l’appartenance franc-maçonne du Roi (« Le monarque ici n’est qu’un frère (…) ») quand ce n’est pas le vénérable de la Loge écossaise de Paris qui affirme que le futur Charles X est « un frère », trahissant ici son devoir de secret (1824).
a révolution d’août 1830 sonne le glas de la franc-maçonnerie monarchiste. Les loges se divisent quant à l’attitude à adopter face au légitimisme naissant, cette idéologie que Stéphane Rials a qualifiée « de royalisme intransigeant », et la monarchie de Juillet marquée par la présence de « frères » autour de Louis-Philippe Ier d’Orléans (comme le marquis de La Fayette). Mais dans son ensemble, les loges restent fidèles à Charles X, exilé en Angleterre puis à Henri V. Le Comte Louis-Gaston de Sonis (1825-1887), initié à la Loge de Persévérance, se présentera sans succès en faveur du comte de Chambord aux élections de 1871 avec ce seul crédo : « Sauvez Rome et la France au nom du Sacré cœur ». Il faut attendre 1877 pour que la franc-maçonnerie commence à abandonner ses références au « grand architecte de l’univers » puis totalement en 1905 avec la séparation des Eglises et de l’Etat. La république s’est installée, la franc-maçonnerie légitimiste a vécu ses derniers jours avec son prétendant Jean III de Bourbon, comte de Montizon, libéral et franc-maçon avéré. Son successeur, Charles XI de France sera en tout point son contraire. Lors du vote de la loi 1905 qui dégénère quasiment en guerre civile en France, le prétendant accuse nettement les loges d’avoir trahi leur mission de défendre la monarchie au nom de cet égalitarisme qu’il prônait jusqu’ici : « (…) Catholiques français, l’avenir de la France est entre vos mains, sachez donc vous affranchir d’un joug maçonnique et satanique, en revenant franchement et avec l’ardeur qui vous caractérise, à la vraie tradition chrétienne et nationale dont, par ma naissance, c’est-à-dire par la volonté de Dieu, je suis le seul représentant légitime ». Les loges venaient alors de s’ouvrir aux petits fonctionnaires, artisans et commerçants, les monarchistes n’avaient pas digéré l’implication du Grand-orient de France dans le scandale de l’Affaire des fiches de 1901, qui répertoriaient monarchistes et nationalistes susceptibles de contribuer au renversement de la monarchie. Pour ses opposants, les loges étaient surnommées « l'Église de la République ». D'ailleurs « Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution française, accepte en totalité le mythe et fonde celui des origines maçonniques de la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Il assure de manière décisive le « passage du complot du côté des Républicains ».
Secte (désormais) hostile à l’Eglise, ainsi que le Vatican qualifie les loges dans son droit canon de 1917, le mythe de l’anti-France se répand dans toutes les couches de la société françaises, notamment nationalistes et monarchistes, qui accusent les « frères républicains » de vampiriser tous les services de l’Etat et de le contrôler. Charles Maurras, chantre de l’Action française, lui-même accusera les loges dans sa conception des « quatre États confédérés », ennemis de la France Eternelle avec les juifs, les protestants et les étrangers de contribuer à la destruction du pays. Il n’est donc pas étonnant que ce soit encore un proche de l’Action française, Bernard Faÿ, membre du Cercle Fustel de Coulanges et de l’Oeillet blanc qui contribua à l’interdiction des Loges maçonniques sous le régime de Vichy et qui en 1941 fit voter une loi appliquant le « statut des juifs » aux francs-maçons.
Cette méfiance à l’égard des loges par les monarchistes est toujours persistante comme certains mythes tenaces à l’égard des Orléans qualifiés de « régicides francs-maçons » tant Barruel avait ouvertement accusé le duc d'Orléans d’avoir organisé un complot, poussé par ses ambitions à exploiter la révolution pour un hypothétique trône. Certains seront certainement tentés de reprocher au comte de Paris actuel, Henri VII d’Orléans, son appartenance à la Grande nationale française comme Vénérable de la Loge le Lys de France (entre 1980 et 2001) pourtant autant influente dans les milieux de la droite nationale française et récemment secouée par de nombreux scandales. Et d’alimenter ainsi la querelle dynastique. Depuis 1983, les francs-maçons ne sont plus excommuniés par l’Eglise catholique et on retrouve des catholiques parmi les différentes loges de France. Une adhésion qui était encore, il y a peu, considérée par le pape émérite Benoit XVI comme « un péché grave ». La franc-maçonnerie a depuis perdu toute sa quintessence monarchiste depuis l’avènement de la IIIème république et divise toujours autant les français quant à son véritable rôle au sein de l’Etat …
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Sources :
La franc-maçonnerie par Christian Jacq, Edition Laffont (2008)
Quand les francs-maçons étaient légitimistes, par Alec Mellor Edition Devry (1986)
Point de Vue Histoire n°11, Princes et rois francs-maçons (2012)