Ce fut certainement le prince le plus muet du royalisme des deux côtés des Pyrénées. Le Patrimoine national, un organisme qui relève du gouvernement espagnol et de la maison royale, a annoncé que les restes du prince Don Jaime de Borbón y Battenberg seraient bientôt transférés au Monastère de l’Escorial. Infant d’Espagne, écarté du trône en raison de sa surdité, le second fils aîné d’Alphonse XIII se consolera avec un hypothétique trône de France dont il accepte de relever les prétentions. Après celui du général Franco en octobre 2019, le duc d’Anjou, Louis-Alphonse de Bourbon, devrait conduire sous peu le cercueil de son grand-père paternel auprès des siens, enfermant un peu plus la Légitimité française en Espagne.
C’est une mauvaise opération des oreilles qui va rendre sourd, le second fils du roi Alphonse XIII. Né en 1908 au palais de la Granja, Don Jaime de Borbón y Battenberg sera contraint d’appendre à lire sur les lèvres de ses interlocuteurs pour pouvoir leur répondre. Une infimité dont il aura raison plus tard mais qui lui coutera son trône en héritage. Le 21 juin 1933, sous la pression royale, il est contraint de signer un acte de renonciation, pour lui et ses descendants, sur ses droits à la couronne d’Espagne. Coureur invétéré de jupons, donnant dans la boisson le prince est un hidalgo d’un mètre 92 qui sait faire chavirer les têtes de toutes les femmes qui croisent son regard. Avec la monarchie renversée en 1931, Don Jaime de Borbón y Battenberg connait l’exil. Sa maison n’étant pas touchée par la loi de 1886 qui interdit aux familles ayant régné en France de séjourner dans le pays, les Bourbon d’Espagne se réfugient à Paris avant de s’envoler vers Rome.
En dépit de la naissance de deux enfants (Alphonse et Gonzalve), son mariage avec Emmanuelle de Dampierre en 1935 sera un désastre, inégal même aux yeux de certains. Mais qui va faire de cette dernière, une figure incontournable du Légitimisme français. Privé de son trône d’Espagne, bien qu’il soit revenu sur sa déclaration en juillet 1945, arguant de la nullité juridique du document en l’absence de validation par les Cortès [ce qui techniquement permettrait à Louis-Alphonse de Bourbon de prétendre à la fois à la couronne d’Espagne et de reprendre les droits carlistes-ndlr], le duc de Ségovie succombe aux sirènes de royalistes français venus le convaincre de ses droits au trône de France. Son cousin, le duc de Bauffremont, sera son représentant dans l’Hexagone et c’est fort à propos que Don Jaime devient en juillet 1946 et subitement le roi Henri VI Jacques alors que ce n’est que le 4ème de ses prénoms traduit en français. Et certainement pour brouiller les pistes face à son concurrent direct qui lui aussi porte le nom de jure, le prince Henri VI d’Orléans. D’ailleurs à cette époque, on ne sait pas vraiment comment le nommer. On aura opté pour Jacques II mais le prétendant s’obstine à signer Jaime Henri avant de le transformer en Jacques–Henri puis finalement d’inverser ses deux prénoms suite à une suggestion de son état-major (parmi lesquels, le baron Pinoteau, son secrétaire). Il prend d’ailleurs le même jour de sa proclamation , le titre de duc d’Anjou que porte toujours son petit-fils, le prince Louis-Alphonse. Une prétention qui va raviver les querelles dynastiques, pourtant mises en sommeil du côté de la Légitimité, faute de prétendants plus occupés à tenter de s’emparer du trône espagnol que celui en France dont il ont reçu les clefs. Une querellequi continue encore aujourd’hui de diviser les royalistes.
Quelques déclarations ci et là comme pour les événements en Algérie française, une interview à la télévision, des articles de presse, quelques apparitions lors des commémorations du 21 janvier en hommage à Louis XVI, des inaugurations de statues, la Légitimité ne ménage pas ses peines pour le mettre en avant et s’avère très efficace (en 1972, l’Institut de la Maison de Bourbon est créée). Mais lorsque le prince s’amourache d’une ancienne épouse de dignitaire nazi, Charlotte Tiedemann, la Légitimité cache mal son émoi. Son divorce avec Emmanuelle de Dampierre en 1947 est vécu comme un drame par ses partisans français qui abhorrent le principe du divorce au nom de leurs sacro-saintes vertus catholiques. Dans son livre, «Les princes cachés», Jacques Bernot rapporte les propos du duc de Bauffremont qui avouera qu’il «était délicat de défendre la royauté traditionnelle et chrétienne avec pour représentant un chef de maison divorcé», résumant ainsi tout le drame d’une mouvance qui attend que son prince corresponde au millimètre près aux principes qu'elle a érigé en paraboles bibliques. La duchesse de Ségovie ira elle-même se réfugier dans d’autres bras mais toujours poussant son fils et son petit-fils à assumer leur rôle de prétendant au trône de France. Elle élèvera pratiquement Louis-Alphonse de Bourbon, dont le téléphone portable personnel affichait sur son écran, un portrait de sa grand-mère (2016).
En attendant, le duc de Ségovie dépense sans compter et se retrouvera dans une situation critique financière, obligé de vendre une partie de son patrimoine pour renflouer les caisses d’une existence déjà presque derrière-lui.
Le prétendant au trône ne reverra pas ses enfants avant des années, délaissant la France pour faire acte de prétention de nouveau au trône d’Espagne et tenter de persuader Franco de le nommer après lui (1954). Se déclarant chef et souverain de l’Ordre de la Toison d’Or, il se pose en tant qu’héritier du trône d’Espagne et le fait savoir en 1963 très publiquement lors d’un communiqué. Chez Don Jaime tout rappelle l’Espagne alphonsiste déchue. Cumulant les titres de duc de Madrid et de Tolède, c’est un échec et ses manœuvres échouent en dépit de quelques soutiens notables au gouvernement franquiste. En 1969, il accepte de signer une lettre qui reconnait son neveu, Juan-Carlos, comme futur roi d’Espagne et dauphin désigné selon la volonté de Franco. A titre de consolation, il marie son fils aîné, Alphonse, avec la petite-fille du généralissime. C’est donc toute l’histoire monarchique espagnole qui coule dans les veines du duc de Ségovie au duc d'Anjou actuel, en passant par feu le duc de Cadix.
Sa mort en 1975 sera à l’image de la vie de ce prince d’Espagne, tragique et entourée de quelques mystères qui cachent mal la véritable raison de son décès. Ses restes, extraits du pourrissoir où ils résident, vont être transférés sous peu au Panthéon des Infants. Bien qu’aucune date n’ait été encore annoncée, la cérémonie suivra un protocole très strict après examen du corps et un processus permettant d’éliminer les odeurs. Le prince Louis-Alphonse de Bourbon devrait être présent à la nouvelle inhumation de son royal grands-père et en toute intimité. Un acte qui devrait enfermer un peu plus ce prétendant de la Légitimité en Espagne. Un pays vers lequel,depuis 1883, tous les successeurs du comte de Chambord au trône de France se sont toujours tournés.
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