La Révolution russe de 1917 reste un tournant majeur dans l’histoire de la Première Guerre mondiale. Elle signe la fin d’un monde pour un nombre d’aristocrates. Entre fuite, loyauté ou apathie, ceux que l’on va bientôt surnommer les « Russes blancs » hésitent à choisir la meilleure voie à prendre, persistant dans l’espoir que cette parenthèse rouge va se refermer très vite et que l’ordre ancien va reprendre le cours de sa vie. Depuis son lit, le comte Sergueï Dimitrievich Sheremetev, dont la famille n’a rien à envier aux Romanov, assiste aux derniers soubresauts d’une époque qui se referme sur elle-même.
Épuisée par trois ans de guerre mondiale, la Russie est affaiblie économiquement et politiquement. Le mécontentement est général. Les manifestations contre la monarchie se multiplient, le drapeau rouge est hissé partout et les mutineries éclatent au sein de la Marine. En dépit des rapports alarmants, le tsar Nicolas II semble inconscient de ce qui se passe autour de lui et n’est préoccupé que par le sort de ses deux filles, les grandes-duchesses Olga et Anastasia, atteintes de la rougeole. Le fils du Tsar Alexandre III est lui-même usé par un pouvoir qu’il ne souhaitait pas vraiment et qui a débuté sous de mauvais auspices en 1894. Il a vainement tenté de reprendre la main sur les opérations militaires durant le conflit. Un vrai désastre. Il n’a même plus le soutien de son cher Raspoutine, ce moine fornicateur qui avait le pouvoir de calmer les douleurs de son fils héritier atteint d’hémophilie et qui avait un ascendant sur la Tsarine Alexandra, son épouse. En 1916, le startez a été assassiné lors d’un complot mêlant les grands noms de l’aristocratie. La monarchie vacille doucement et la noblesse comprend qu’un monde s’écroule devant elle, qu’elle ne peut plus arrêter ce tsunami révolutionnaire qui va submerger toute la Russie, la contraindre à prendre le chemin d’un long exil.
Les Sheremetev, un blason prestigieux
Les Sheremetev n’ont rien à envier aux Romanov avec lesquels cette famille est liée d’amitié et qu’elle sert fidèlement depuis des générations. Leur blason se confond avec l’histoire tumultueuse de la Russie. A sa naissance en 1844, la carrière du comte Sergueï Dimitrievich Sheremetev était déjà toute tracée. Cet intellectuel, amoureux des Arts, va faire carrière dans les armes et s’illustrer lors de la guerre russo-turque avant d’achever son parcours prestigieux au sein de postes administratifs qui le mèneront à la cour impériale. Il a successivement connu les Tsars Nicolas Ier, Alexandre II, Alexandre III dont il a été l’aide de camp et enfin Nicolas II. L’’abdication du Tsar le 15 mars 1917 est un crève-cœur pour ce boyard à cheval sur deux époques. À la veille de la Révolution qui va imposer son lot de terreur dans tout le pays, Sergei Dmitrievich Sheremetev est l’un des plus grands propriétaires terriens de Russie. La situation devient très vite anarchique. Chaque groupe politique tente de s’emparer d’un pouvoir fragile et pour lequel la Russie n’était pas préparée à vivre de tels événements. Sous surveillance, les Romanov attendent de connaître quel sort cette révolution leur réserve. Des gangs armés attaquent les palais et les pillent allègrement, parfois avec la complicité des domestiques ravis d’humilier ces nobles accusés de tous les maux. C’est le début d’une fuite en avant pour ces derniers, les bijoux cachés dans le double des robes, des manteaux, qui va s’accentuer au cours des années qui vont suivre.
La fin tragique d'une époque
Lorsque les bolcheviques de Lénine s’emparent à leur tour du pouvoir en octobre 1917, Sergei Dimitrievich Sheremetev refuse de quitter sa résidence moscovite. Il est alité, pris par la gangrène, confié aux bons soins d’une infirmière. Il prend régulièrement des nouvelles du front quand ses forces le lui permettent. Il sait que les tsaristes se sont réorganisés autour d’officiers talentueux et qu’il y a des chances que la parenthèse révolutionnaire se ferme. Il n’est pas naïf pour autant et a compris que lorsqu’il fermerait les yeux définitivement, il laisserait derrière lui toute une famille face à un destin cruel. Le 13 novembre 1918, il apprend que son gendre, Alexander Petrovich Saburov, dernier gouverneur de Pétrograd, a été embastillé. Il comprend très rapidement que sa famille est sur une liste des communistes et qu’ils ne vont pas tarder à débarquer chez lui. Ses craintes se confirment quand on lui annonce que son second gendre, le comte Alexandre Vasilyevich Goudovich, gouverneur de Kutaisi, a été lui aussi arrêté par les tchékistes, la nouvelle police aux ordres de Lénine. Quelques jours plus tard, des camions et des voitures font irruption chez lui. Les gardes rouges pénètrent dans le palais, générant une panique parmi les serviteurs qui tentent de s’enfuir des lieux. Les Sheremetev déjeunent alors à ce moment. L’apparition brutale des tchékistes surprend toute l’assistance qui est mise en joue. Sous le coup de l’émotion, Dimitri Fiodorovitch, un des domestiques du comte, fait tomber un plateau de nourriture et les petits-enfants du comte Sergueï se sont réfugiés dans les jupes de leur nourrice. Les communistes montent rapidement à l’étage supérieur et forcent la chambre du vieux comte de 74 ans dont l’infirmière change les pansements. Prise de courage, elle vocifère et contraint les hommes armés à sortir de la chambre. Sauf un. Pierre Yakov dirige la troupe, fraîchement nommé Commissaire au peuple. Il regarde le comte, pistolet à la main. C’est un Letton qui a adhéré à la cause révolutionnaire très jeune, qui a fait les frais de la police du tsar qui lui a imposé des sévices corporels, qui s’est exilé à Londres en 1908 et qui est revenu en Russie au début de la Révolution. Avec son ami Felix Dzerzhinsky, il a fondé la Tchéka qui se révèle une police redoutable contre les contre-révolutionnaires comme contre ceux qui sont les plus modérés qu’elle fait éliminer.
À ce moment-là, deux mondes se sont face. Un jeune homme pris par son idéal de changement égalitaire qui regarde un représentant de l’ancien ordre, faible, incapable de résister. Il méprise le vieux comte. Il range finalement son pistolet dans son étui car il ne gagnerait rien à abattre ce féodal à qui il apprend que son fils homonyme a été arrêté, lui rappelle que la famille impériale n’est plus, passée par les armes. Un sort qui sera d'ailleurs réservé à ses deux gendres en 1919. Le vieux héros reste impassible. Rien ne lui aura été épargné. Finalement, les tchékistes et leurs affidés quittent le palais, laissant derrière eux une famille apeurée qui va bientôt quitter un pays qu’elle aime. Le comte Sergei Dimitrievich Sheremetev s’éteint le 17 décembre 1918. En expirant, il trouve encore le temps de prononcer ces derniers mots prophétiques : « Je meurs avec cette foi profonde que la Russie renaîtra un jour ». Le temps et l’Histoire lui ont finalement donné raison.