Les Romanov et la Crimée, une histoire de passion mutuelle
Les Romanov et la Crimée, une histoire de passion mutuelle
Lieu préféré de villégiature des Romanov, la Crimée a toujours été ballotée par les affres de l'histoire. Revenue dans le giron russe, la région a été au centre de diverses tentatives de restauration de l'institution impériale jusqu'à nos jours. Elle est dirigée actuellement par un monarchiste.
En cette fin d’octobre 1894, l’hiver s’est abattu sur la Crimée. Alexandre III repose, alité, dans une chambre de son palais de Livadia. Autour de lui, l’effervescence règne : les domestiques s’affairent, les ministres chuchotent, et les visages des membres de la famille impériale se ferment. Tous les regards se tournent déjà vers son fils, Nicolas, héritier du trône, 26 ans. Le souverain, atteint d’une grave inflammation des reins, reçoit des nouvelles peu rassurantes de ses médecins. Un règne touche à sa fin, tandis qu’un autre s’apprête à commencer.
Un règne s'éteint, un autre débute en Crimée
Dans un recoin du palais, autrefois propriété d’un corsaire grec avant d’être cédé au comte Lev Severinovich Potocki, le futur Nicolas II attend, fébrile. Diplomate chevronné, l'aristocrate avait cédé la demeure au Tsar Alexandre II, qui en fit don à son épouse. Souverain réformateur, celui-ci avait aboli le servage et était tombé amoureux de cette terre aux paysages multiples, aux vignobles rivalisant avec les meilleurs d’Europe. L’ancienne Chersonèse de Tauride devint ainsi, peu à peu, le refuge estival des Romanov, dynastie régnant sur l’Empire russe depuis le XVIIe siècle. La Crimée, conquise en 1783 au détriment des Ottomans, devint un symbole du pouvoir impérial. À Livadia, les festivités fastueuses s’enchaînèrent, offrant aux monarques russes un havre de paix loin des tumultes politiques de Saint-Pétersbourg.
Le 1er novembre suivant, Alexandre III s’éteint, emporté par la maladie. Slavophile convaincu, ce Tsar au physique imposant avait orchestré une politique de russification intense. Sous son règne, la Crimée, déjà un laboratoire de colonisation sous Catherine II, était devenu un enjeu stratégique militaire de premier ordre. Paradoxalement, malgré ses racines germaniques, Alexandre III s’était rapproché de la France, mû par une germanophobie grandissante. L'heure était à la réconciliation entre les deux pays et le souvenir de la guerre de Crimée (1853-1856), conflit opposant la Russie à une coalition menée par la France, l’Angleterre et la Sardaigne, était désormais bien loin Cet affrontement, marqué par le siège de Sébastopol, port d’attache de la marine impériale, s’était conclu par le traité de Paris, qui, sans modifier considérablement les frontières, avait définitivement enterré la Sainte-Alliance née du Congrès de Vienne en 1815.
Dans l’église de l’Exaltation de la Croix de Livadia, Nicolas II prête serment en tant que nouveau souverain. C’est également ici que son épouse, Alix de Hesse-Darmstadt, embrasse la foi orthodoxe sous le nom d’Alexandra Feodorovna, lors du sacrement de chrismation. Tous deux s’apprêtent à affronter un destin tragique, écrit en lettres de sang sur la neige de Crimée. Le couple perpétue la tradition impériale et fait édifier un nouveau palais de marbre blanc en 1912. Nicolas II y reçoit ministres et fonctionnaires, profitant des plaisirs offerts par le yacht impérial "Standart" lors des vacances. Mais la dernière partie de tennis disputée à Livadia par le Tsar est assombrie par des nuages venus de Bosnie-Herzégovine : la Première Guerre mondiale scelle son sort, l’empêchant de revenir en Crimée.
La péninsule sombre dans la guerre civile entre rouges, blancs et indépendantistes
En moins de trois ans, l’Empire russe s’effondre. Aux victoires succèdent les défaites, les mutineries et les révoltes populaires. La monarchie vacille et Nicolas II abdique en 1917, laissant place à son frère, le grand-duc Michel II, dernier des Romanov à régner, bien éphémèrement, sur la Russie. La Crimée, plongée dans la guerre civile, se morcelle : une république est proclamée par la minorité tatare, avant que les bolcheviques n’instaurent leur propre gouvernement. En avril 1918, l’Ukraine indépendante occupe brièvement la péninsule, devenue un champ de bataille où s’affrontent révolutionnaires et monarchistes. Si Nicolas II et sa famille sont exécutés en juillet 1918, un mois après son frère, leurs partisans – les Blancs – tentent de restaurer la monarchie. Menés par les généraux Anton Denikine et Piotr Wrangel, ils s’emparent d’une partie de l’Ukraine, y compris du Donbass, et fondent un gouvernement du Sud qui aura sa propre adminsitration, son drapeau. Un parfum de restauration souffle sur la Crimée. Un espoir fugace, alors qu’ils rêvent d’une jonction avec l’armée de l’amiral Koltchak en Sibérie.
Mais les dissensions internes, le manque de soutien des Alliés et la faiblesse des troupes offrent aux bolcheviques une victoire décisive. En novembre 1920, la Crimée tombe aux mains des communistes, marquant le début de la Terreur rouge : 120 000 personnes sont massacrées, et une soviétisation brutale s’installe. Arrestations et déportations se multiplient. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la Crimée redevient un champ de bataille, théâtre des affrontements entre nazis, anciens monarchistes de l’armée blanche et soviétiques, le théâtre de jeu politique pour Berlin qui tente de convaincre vainement le Grand-duc Cyrille Romanov de montrer sur le trône d'une Ukraine libérée. Le principal concerné refusera. C’est aussi ici que les Alliés se réunissent à Yalta en 1945 pour sceller le sort de l’Europe post-hitlérienne. Poumon économique de l’URSS, la région est rattachée à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954, "compte tenu de l’économie commune, de la proximité territoriale et des liens économiques et culturels étroits entre la Crimée et la RSS d’Ukraine". Dès lors, Russes et Ukrainiens soviétiques cohabitent, pour le meilleur et pour le pire.
La Crimée, épine dans le pied d'une Ukraine indépendante
À la veille de l’effondrement de l’URSS, en janvier 1991, un référendum est organisé en Crimée : 81 % des votants réclament le rétablissement de l’autonomie de la République socialiste soviétique de Crimée. Quelques mois plus tard, Mikhaïl Gorbatchev, dernier président de l’URSS, séjourne en Crimée lorsqu’éclate le putsch d’août 1991, orchestré par les conservateurs communistes. L’échec du coup d’État précipite la fin du régime soviétique. L’Ukraine, nouvellement indépendante, conserve la Crimée sans que l’Armée rouge n’intervienne. C'est la débandade. Un contentieux durable s’installe de facto entre Kiev et Moscou, tandis que la question de la minorité russe demeure irrésolue, ignorée par les dirigeants européens de l’époque trop préoccupée par les événements majeurs en cours.
Le statut de la Crimée a fait l’objet de nombreuses tractations entre le gouvernement autonome et la Rada (Parlement) ukrainienne. Ces négociations aboutissent à la création d’un poste de président autonome, occupé par le Russe Youri Alexandrovitch Meshkov, qui devient le premier dirigeant de la région avant d’être limogé en 1995 par le président ukrainien Léonid Koutchma. Parallèlement, la province subit une politique d’ukrainisation, qui atteint son apogée en 1999 avec l’obligation d’utiliser l’ukrainien comme seule langue administrative. Les crispations vont en augmentant entre les deux commuautés qui se regardent désormais sans se comprendre.
Origine d'un conflit à venir, projet de restauration en Crimée
À partir de là, une véritable guerre d’influence s’engage entre l’Union européenne (UE) et la Russie sur l’Ukraine. En novembre 2013, des manifestations éclatent contre le président pro-russe Viktor Ianoukovitch après son refus de signer un accord d’intégration à l’UE. Ces événements, connus sous le nom d’Euromaïdan, aboutissent à sa fuite en février 2014. Cette destitution est perçue par Moscou comme un coup d’État, notamment en Crimée, qui refuse de reconnaître le nouveau pouvoir pro-européen. Dans ce climat de tensions, la Russie intervient rapidement dans la province, qui passe sous sa juridiction en quelques semaines. Un nouveau dirigeant controversé, Sergueï Valeriévitch Aksyonov, est installé à la tête de la Crimée. Sa particularité ? Il est monarchiste.
Le référendum de mars 2014, non reconnu par l’Ukraine, officialise le rattachement de la Crimée à la Russie avec 96 % de votes favorables. Ce retour dans le giron russe devient un enjeu nationaliste pour les monarchistes russes, qui, dès les premières heures, expriment sur les réseaux sociaux leur souhait de voir la province réintégrer la " mère-patrie ". Certains vont même jusqu’à rêver d’en faire un État indépendant confié aux Romanov. Une idée qui n’est pas nouvelle : dans les années 1990, un projet de restauration de la monarchie avait déjà émergé en Russie, avec la Crimée comme possible point de départ, alors en proie à des tensions entre Kiev et Moscou concernant la flotte russe stationnée à Sébastopol.
Un réseau monarchiste actif en Crimée
Le premier chef adjoint du Service de sécurité présidentiel russe, Gueorgui Rogozine, aurait été chargé d’organiser un événement en faveur de la monarchie, comme le rapporte la revue Vatnikstan. " Nous avons proposé : organisons une visite de la famille Romanov en Crimée. La flotte est à l’ancre, le peuple est en ligne… Profitons de cette émotion pour organiser rapidement un référendum et restaurer la monarchie ", explique le journaliste Pavel Evdokimov, monarchiste et cofondateur de l’Union pour la renaissance de la Russie (SVR). Mais l’Ukraine, mise au courant, aurait averti que la sécurité du Grand-duc Vladimir III Romanov (1917-1992), prétendant au trône de Russie, ne serait pas assurée, demandant le report de ce " voyage à des temps meilleurs ". Finalement, l’opération est abandonnée, et à mesure que la santé du président russe Boris Eltsine décline, le projet de restauration monarchique en Russie-même s’éteint dès 1995.
La mouvance monarchiste reste néanmoins active en Crimée, notamment auprès des combattants russes engagés sur le terrain, comme les volontaires du Mouvement impérial russe (très controversé marqué par un ultra-nationalisme) et les cosaques du Donbass qui arborent l’ancien drapeau impérial. Elle s’implante également au sein des institutions Criméennes. Parmi les figures les plus notables, on retrouve Igor Vsevolodovitch Guirkine, brièvement ministre de la Défense de Crimée en 2014, ancien collaborateur de Konstantin Malofeïv, oligarque monarchiste proche du Kremlin. Guirkine, accusé d’implication dans le crash du vol MH17 de Malaysia Airlines, est emprisonné en 2023 après s’être opposé au pouvoir russe. Autre personnalité marquante, Natalia Vladimirovna Poklonskaïa, procureure de la République de Crimée (2014-2016) et députée (2016-2018), fervente monarchiste qui avait déclaré l'illégalité de l'abdication de l'Empereur Nicolas II, fut un temps proche des Romanov avant de rompre brutalement avec la branche Kirillovitch.
Dans "la « tendance monarchique » se cache aussi un intérêt économique. L'élite actuelle de la république veut garantir son droit à la propriété foncière en Crimée, où avant la révolution des terres très chères, surtout le long de la côte sud, appartenaient à la famille royale et aux grands-ducs. Apparemment, ils veulent devenir une sorte de « gardien » de ces terres au nom des Romanov", explique le journaliste Maxim Shevchenko pour expliquer ce regain de monarchisme latent en Crimée. "Le soi-disant monarchisme de Crimée est une action plutôt égoïste de l’élite régionale locale, qui va à l’encontre de la Constitution et des lois de la Fédération de Russie, ainsi que des intérêts stratégiques de notre pays", fustige-t-il.
Lors du centenaire de l’abdication de Nicolas II, Sergueï Aksyonov étonne. Le 14 mars 2017, il déclare que " la démocratie doit exister jusqu’à certaines limites normales " et que " la Russie a besoin d’une monarchie ", sans mentionner aucun prétendant. Ses propos font sensation et provoquent un démenti du Kremlin, Vladimir Poutine affirmant que la question monarchique " n’est pas à son agenda ", interrogé par le producteur américain Oliver Stone. Le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov va même jusqu'à déclarer que la monarchie ne peut exister dans une seule région de Russie, fermant le ban à cette idée en Crimée pour lesquels les Romanov ne sont jamais prononcés par ailleurs.
Retour des Romanov en Crimée
Les Romanov, eux, cultivent toujours ue passion particulière à cette province à qui ils ont tout donné. En 2013, la Grande-duchesse Maria Vladimirovna et son fils, le Grand-duc Georges Romanov, sont reçus en grande pompe par les autorités politiques et religieuses locales. L’hymne impérial Dieu sauve le tsar est joué, le tapis rouge déroulé, et le palais de Livadia retrouve son prestige d’antan. Une quarantaine de représentants des familles royales européennes assistent aux cérémonies célébrant le 400e anniversaire de la dynastie impériale. Un air de monarchie souffle sur la Crimée, la presse couvre l'événement enthousiaste.
En 2016 et 2018, Maria Vladimirovna revient en Crimée, notamment pour l’inauguration du pont reliant la presqu’île à la Russie, qu’elle qualifie de " perle et trésor du peuple multinational de Russie ". Son fils Georges effectue également un déplacement en 2021, à l’invitation du ministère de la Culture, pour commémorer le centenaire de l’exode des Romanov en 1919. À chaque visite, les autorités locales lui réservent un accueil chaleureux, l’appelant " Votre Altesse Impériale". Commentés avec éloges dans la presse,les déplacements des Romanov témoignent de leur implication dans la préservation du patrimoine russe en Crimée. Sur le plan politique, ils adoptent une posture prudente. En 2018, Georges Romanov déclare toutefois au webzine Methode : " On ne peut pas nier qu’un coup d’État a eu lieu à Kiev en 2014 et qu’un président légalement élu a été renversé. Les déclarations et actions de ceux qui ont pris le pouvoir n’ont malheureusement pas contribué à calmer la situation", regrette t-il. Preuve de son attractivité, la branche concurrente des Kirillovich, effectuera même un séjour en Crimée. le prince Dimitri Romanov (1926-2016), également objet de toutes les attentions.
Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, la Maison impériale appelle immédiatement à des négociations et insiste sur l’importance de préserver la paix entre ces " deux nations sœurs ". La déclaration est âprement commentée sur les réseaux sociaux mais saluée unanimement par le ton neutre et consensuel qui est adopté par l'héritière au trône. Encore aujourd'hui, fidèle à son attachement pour la paix, guidé par l'esprit de réconcilaition, les Romanov continuent de plaider pour un accord de paix entre Kiev et Moscou, témoins d'une histoire à laquelle ils sont étroitement liés et dont ils restent les gardiens séculaires.