Les Chehab, seigneurs du Cèdre et princes du Mont Liban
Les Chehab, seigneurs du Cèdre et princes du Mont Liban
À la fin du XVIIe siècle, la famille des Chehab est appelée à diriger un Liban malmené par les différents soubresauts de l’Histoire. Une dynastie qui va marquer le pays par ses nombreuses réformes et son ouverture aux puissances européennes. Protecteurs des chrétiens maronites, dont certains de ses membres adopteront la religion, elle reste pourtant une maison princière méconnue et oubliée qui ne demande qu'à être redécouverte.
Il faut remonter à 633 après Jésus-Christ pour trouver les traces de cette famille princière. Bédouins devenus des guerriers musulmans, les Chehab participent à la conquête de la Mésopotamie. Impressionné par leur bravoure et leur ardeur au combat, le calife Omar Ibn Al Khattâb (584-644) leur propose un poste de gouverneur à Damas qu’ils acceptent. C’est pourtant dans la vallée fertile de l’Hauran, dans le sud de l’actuelle Syrie, que cette famille préfère s’installer et enraciner le tronc d’un arbre dont les racines vont se mélanger avec l’histoire d’une nation qui se construit doucement.
A l'ombre des royaumes latins, une nouvelle dynastie se forme
L’arrivée des Croisés est mal perçue par les Chehab qui entendent les déloger du comté de Tripoli (1102-1289) où ils se sont installés. Les affrontements entre les deux armées sont réguliers. Les Templiers peinent même à repousser les attaques des Chehab qui remportent des victoires décisives en 1170. Très vite, ils contrôlent la vallée de la Bekaa jusqu’à Safed. Un territoire qui leur sera donné en apanage par l’émir d’Alep et sultan d’Égypte, Nour ad-Din Mahmûd el Mâlik al Adil (1117-1174). C’est la naissance du premier état libanais de plein droit qui va permettre aux Chehab de s’imposer. Devenus la plus grande menace du comté de Tripoli, les seigneurs de Toulouse sont obligés de faire appel aux troupes du roi Baudouin pour mettre fin au prestige des Chehab. L’ost du souverain de Jérusalem sera pourtant balayé à la bataille de Marj Ayoun, le 10 avril 1179. Si les états Latins vivent leurs dernières années d’existence, celles des Chehab débutent dans le cliquetis des armes, couverts de gloire. C’est encore à eux que les Mamelouks font appel lors de l’invasion mongole qui es définitivement repoussée en 1281.
Une principauté sous le giron ottoman
Quatre siècles plus tard, les Chehab sont à l’apogée de leur puissance. Lorsque l'émir Ahmad Ma'n meurt sans héritier mâle en 1697, les différents clans du Mont Liban décident de confier les rênes de l’émirat à son neveu, le prince Bashir Chehab. L’homme est à la fois sunnite par son père et druze par sa mère. Il rassemble déjà en lui toutes les caractéristiques du futur Liban d’aujourd’hui. Une fois les derniers concurrents au trône écartés avec des fastueuses promotions, les Ottomans, qui sont maîtres de la région, acceptent de reconnaître l’avènement des Chehab sur cette principauté. Les rivalités entre clans, différents prétendants à ce trône stratégique qui se bousculent vont finalement avoir raison du premier Chebah. En 1705 (ou 1707 ?), il meurt empoisonné, sans que l’auteur de ce crime se soit identifié. Les successeurs de Bachir vont rapidement montrer une volonté d’établir un pouvoir indépendant, loin de la tutelle de la Sublime Porte. Le prince Melhem va porter les revendications de sa famille durant tout son règne (1732-1753). En stoppant le paiement du tribut obligatoire, il réussit à obtenir un firman qui le confirme dans ses droits régaliens sur le Chouf. Le Mont Liban demeure au service des sultans mais évolue au gré des vicissitudes de la politique du Divan. La Sublime Porte va lui faire payer cher ce document arraché à leur pouvoir. Profitant de l’affaiblissement de son état de santé, les Ottomans le poussent vers l’abdication et vont nommer tour à tour, au gré de leurs envies, ses deux frères à la tête de la principauté.
Une monarchie à la croisée de l'Orient
Il faut attendre la montée sur le trône en 1770 du prince Youssef, fils de Melhem, pour retrouver un semblant de stabilité au Mont Liban. Brièvement chassé du pouvoir huit ans plus tard, il doit sa couronne au puissant clan du prince druze Ali Joumblatt, installé dans l’émirat depuis 1607. Le nouveau dirigeant se distingue par une tolérance religieuse surprenante dans un Proche-Orient troublé politiquement. Il assiste et participe aux services religieux musulmans et chrétiens sans formes de distinction, étudie aussi bien la Bible que le Coran. Homme de lettres, cet érudit qui se convertit au christianisme maronite n’en est pas moins un politicien redoutable. Son alliance avec les Mamelouks le mène vers Damas qu’il occupe un temps. Le prix à payer sera onéreux puisqu’il perd la gestion de Beyrouth au profit des Turcs. Son ambition est d’ailleurs freinée par le pacha-gouverneur pro-ottoman de Sidon qui l’accuse de complot et va le défaire militairement dans la vallée de la Bekaa. Le prince Youssef négocie directement son départ et arrive à convaincre les Ottomans de nommer son cousin Bashir II (1767-1850) sur le trône. Pour tous, son retrait du pouvoir est un soulagement. Et lorsqu’il tente de le reprendre, il fera l’unanimité contre lui, exécuté en 1789.
Un règne catastrophique
Le règne de Bashir II, l'un des plus longs du Mont Liban, s'est avéré désastreux sur le plan politique. Peu enclin à respecter le climat de tolérance qui régnait dans l’émirat, cet opportuniste a contribué à diviser les confessions religieuses afin de mieux les contrôler. Ainsi, il a attribué tous les postes administratifs aux maronites au détriment des druzes (ce qui a provoqué leur soulèvement en 1838). Il a cherché également à réduire le pouvoir féodal des grandes familles et a même fait allégeance au khédivat d’Égypte afin de sécuriser ses frontières. La multiplication des impôts et la mise en place d’une conscription militaire ont provoqué des révoltes à la fois chez les maronites et les druzes, sur fond de conflit religieux. De plus, depuis la prise de la Mecque par les Wahhabites sunnites, l’émir avait étrangement tendance à s’affirmer lui-même sunnite alors qu’il était ouvertement chrétien. Cette situation va irriter Joseph VI Estephan, nommé Patriarche des maronites par le Pape Clément XIII. Un religieux respecté qui avait noué des relations étroites avec la cour de France. Lorsque Bashir II impose la pratique du ramadan aux chrétiens de sa dynastie, il n'hésite plus et appelle au soulèvement. Le Mont Liban est au bord de la guerre civile confessionnelle et montre désormais des signes de faiblesse. Une situation qui permet ainsi au Européens de reprendre pied dans les anciennes possessions latines. Trop pour la Turquie qui réagit, profitant de l'intervention en parallèle d'une coalition européenne qui force militairement le khédivat à sortir de l’espace libanais. En 1841, Bashir II est promptement limogé après un règne des plus tumultueux. Renversé et restauré à de nombreuses reprises, il est remplacé par son cousin Bashir III qui occupera le trône à peine un an, reproduisant les mêmes erreurs que son prédécesseur.
Une dynastie, fondatrice du Liban actuel
Le Liban ne tarde pas à devenir un enjeu politique et territorial pour les Européens. Les Chehab ont été dépossédés de leur trône et la Sublime Porte s’est contentée de nommer un ancien croate chrétien, converti à l’islam, à sa tête. Victime de toutes les corruptions, la principauté plonge dans l’anarchie. Istanbul décide de le limoger le 7 décembre 1842, tout juste un an après son élévation au rang de prince. En Europe, c’est le chancelier autrichien Metternich qui est à la manœuvre. Il pousse avec succès pour la réorganisation de la principauté en deux caïmacanats (musulman et chrétien), en dépit des molles protestations de Bashir III depuis l'ancienne Constantinople où il était réfugié. Une résistance vaine, car la mort l'emporte en 1850 sans qu’il ait pu revenir dans un Liban confessionnellement déchiré, marqué par un terrible massacre de chrétiens orchestré par les druzes cinq ans auparavant ( 10 000 morts). La question d’Orient va embraser et longtemps préoccuper les cours d’Europe, notamment la France qui se porte au chevet des maronites (1860). La monarchie a vécu, réduite au simple rang de pachalik. L’héritage chehabiste va dès lors se confondre avec la montée du nationalisme qui se conjugue alors avec l’idée républicaine. Descendant de Bashir II, c’est Fouad Chehab (1902-1973) qui porte cette idée après l’obtention de l'indépendance négociée auprès des Français en 1946. Devenu Président de la République (1958 à 1964), il transformera le Liban en une entité moderne et réussira à aplanir les conflits religieux qui font constamment trembler le pays des Cèdres. Encore aujourd'hui. Il ne fut pas le seul acteur de sa famille à jouer un rôle politique au Liban. L’émir Khaled Chehab, quant à lui, occupera deux fois le poste de Premier ministre (1938 et 1952-1953).
Le Chehabisme, bien qu’il se soit effondré au début des années 1980 au profit de la montée en puissance de la famille maronite Gemayel, demeure encore une force politico-religieuse non négligeable et a récemment retrouvé une certaine aura durant la présidence maronite du général Michel Sleiman (2008-2014). Aucun des descendants actuels ne songe pourtant à restaurer la monarchie défunte.